Petite nouvelle

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Geache
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Petite nouvelle

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La pointeuse

Il est de ces objets anodins qui vous empoisonnent la vie. Vous avez beau faire : toujours, quelque chose se passe pour contrarier vos projets. Moi, mon problème, ce sont tous les instruments qui, d’une manière ou d’une autre, mesurent le temps.

Par exemple : depuis que je suis en âge de porter une montre, que ce soit à aiguilles ou à affichage digital, chacune de celles que j’ai portée m’a joué des tours. Vous me direz qu’il n’y a pas d’âge requis pour en porter une. Soit. Je me suis mal exprimé. Depuis le jour où mon père m’a offert mon premier bracelet-montre, j’ai toujours rencontré des problèmes.

Si ce n’est les aiguilles qui ne tournaient plus, une fois l’objet à mon poignet, c’était le mécanisme qui refusait de s’ébranler, le remontoir qui tournait à vide dès que je le touchais. Mais pas systématiquement : ces engins diaboliques me faisaient enrager de manière sporadique. De préférence dans les moments importants. Il suffisait d’un rendez-vous amoureux pour que je sois en retard, ma montre du moment ayant, comme par hasard, interrompu sa course quelques minutes, une demi-heure, voire une heure. Il m’était difficile, voire impossible, d’expliquer à ma belle, que la responsable de mon arrivée tardive était cette chose anodine qui me ceignait le poignet.

J’ai tout essayé. D’aucuns m’affirmaient qu’il me suffisait de changer de poignet. Je l’ai fait. S’il me fallait mettre le boîtier de la montre côté pouls, j’essayais. L’attacher à un lacet pendu au cou. Pareil. Rien n’y faisait. Les pannes les plus abracadabrantes survenaient et j’étais soit en retard, soit à l’avance. J’avais des problèmes de timing qui devenaient de plus en plus importants au fur et à mesure que… le temps passait.

Ce qui me posait le plus de problèmes, en fait, c’était les périodes de rémission. Tout fonctionnait à merveille. Ma montre indiquait l’heure juste. Elle était en synchronisation avec tout chrono qui se respecte. Normal, quoi. Puis, sans raison apparente, cela se déréglait. Parfois un jour, parfois une semaine… Ce qui fait que je m’habituais à la « normalité », je baissais ma garde et, lorsque je m’étais bien ancré dans mes habitudes, le phénomène recommençait. Mon horloger s’arrachait les derniers cheveux qui lui ornaient la tête. Il n’y comprenait rien. Pire même, je pense qu’il m’avait pris en grippe. Il suffisait que l’objet ait changé de mains pour qu’il retrouve ses fonctionnalités originelles et que je passe pour un mythomane du décalage horaire. Un persécuté des aiguilles. S’il m’arrivait de posséder une montre suisse, le fait de la déposer sur son comptoir, surtout si elle avait été achetée chez lui, devenait un crime de lèse-majesté. Le temps aidant, il devenait de plus en plus désagréable, hautain, voire méprisant.

Il me fallait donc, pour tourner ce problème récurrent, faire preuve d’organisation. Lorsqu’un événement important venait rythmer le cours de ma vie, si la moindre notion d’heure le liait, je ne me fiais plus à mes instruments mais aux horloges et montres de mes proches. Ainsi, je dû introniser mon frère grand planificateur et responsable principal de ma cérémonie de mariage. Pour l’occasion, peut-être eût-il mieux valu que je ne compte que sur moi-même. Peut être m’aurait-ce évité une déconvenue sentimentale et un échec magistral. Mais peu importe. Inutile de vous conter cet épisode peu glorieux de ma vie. Ces faits ne changeraient rien au cours de ce que je vous expose.

Le but de mon récit, l’événement majeur de ma vie, c’est une pointeuse, une banale machine destinée à enregistrer les heures d’arrivée et de départ du personnel.

Entendons-nous bien : j’ai toujours été un garçon ponctuel, hormis les problèmes évoqués plus haut.

Cela faisait quelques années que je travaillais dans la même entreprise. Les bureaux étaient situés en haut d’une tour qui comptait des dizaines d’étages. J’arrivais bien à l’avance et je partais bien après la fin de mon service.

Cette année là, suite à une restructuration, le management de l’entreprise changea. Cette période, de transition qu’elle aurait dû être, s’éternisa. Sans doute les changements eurent ils lieu dans la précipitation, à la suite d’un projet mal élaboré, mal ficelé… Mais toujours est-il que nous pataugions dans une mélasse incommensurable. Plus personne ne savait qui dirigeait qui, qui était sous les ordres de qui. D’un jour à l’autre, les données étaient changées, une personne mutée… Bref, c’était l’imbroglio le plus complet. Cette désorganisation provoqua des retards importants, des surcroîts de travail, des pertes de temps et énergie inutiles. Nos retards, des choix de management erronés engendraient des dépenses malencontreuses. Tant et si bien que les investisseurs commencèrent à ruer dans les brancards et menacer de liquider la société. Pour étouffer la perte de bénéfices, il fallait prendre des mesures.

Après une compression de personnel, malvenue à mon avis, la moindre opportunité de gagner de l’argent était saisie. Rogner. Rogner. Il fallait couper court aux pertes d’argent. On nous demandait d’en faire toujours plus, mais nous étions de moins en moins nombreux. Le stress et la dépression s’installèrent. L’absentéisme progressa de manière fulgurante. La masse de travail ne diminuant pas, nous étions de plus en plus submergés et nous accumulions de plus en plus les retards.

C’est dans ce contexte que quelqu’un de bien intentionné fit installer une pointeuse. Il n’était plus question de payer des gens à ne rien faire. Cette machine était directement reliée à l’ordinateur du services des ressources humaines. Nous reçûmes, chacun, un badge que nous devions présenter, à l’entrée comme à la sortie, au lecteur magnétique de la pointeuse.

Je vois que vous commencez à deviner où je vais, que vous pressentez ce qui va suivre.

Calfeutré dans le ventre mou de l’ensemble du personnel, je n’avais, jusque là, jamais craint de faire l’objet d’une attention accrue ni d’être sujet à quelque reproche que ce soit. Je vous l’ai dit plus avant : je suis un garçon ponctuel et, sans faire de l’excès de zèle, je m’acquitte de mes tâches au mieux de mes possibilités.

Les premières semaines qui suivirent l’installation de la pointeuse n’amenèrent rien qui doive être mentionné. La situation était normale. Banale.

Ce n’est qu’environ trois mois après que je fût convoqué à la direction. Soudainement, on avait constaté que, régulièrement, je ne prestais pas les horaires qui m’étaient impartis. Soit j’arrivais en retard, soit je partais à l’avance. Il m’arrivait même de quitter les locaux sans raison durant les heures de service.

C’était totalement faux, bien entendu. Mais les listings de mes prestations s’étalaient sous mes yeux et il m’était impossible de nier les chiffres qui m’étaient présentés. Ma longue expérience des horloges me hurlait le nom de la responsable de ma déconvenue… Mais comment voulez-vous expliquer l’inexplicable ? Bref, je reçus un blâme officiel et l’on me renvoya à mon service en me recommandant de veiller à changer d’attitude au plus vite.

Ce soir là, je rentrai chez moi dans un état lamentable. J’étais, je suis toujours convaincu, que la responsable de mes maux était cette machine récemment installée. Quoi d’autre, sinon ? Je ne souffrais pas d’amnésie et je n’avais, à ma connaissance aucune affection de quoi que ce soit qui puisse justifier que j’accomplisse des actes dont je ne me souvienne ensuite.

La seule possibilité, c’était le mécanisme d’horlogerie, mécanique ou électronique, peu importait, de cette machine.

La frousse avait pris possession de mes tripes et ne me lâchait plus.

Chaque matin, j’arrivais bien avant l’heure au boulot. J’attendais qu’un collègue arrive, je lui demandais l’heure et je pointais, soit juste avant, soit juste après lui. Pendant la journée, j’évitais de me retrouver seul. Je n’étais pas asocial. Mais je n’étais pas non plus un meneur. Je n’étais pas de ceux que l’on attendait avec impatience et dont on recherchait systématiquement la compagnie. Pourtant, à partir de ce jour, je le devins. Il fallait qu’on me voie, que l’on se rappelle de moi. Que l’on m’avait vu à tel endroit, pris un café en ma compagnie, déjeuné… Il fallait, absolument, que mes collègues puissent dater et synchroniser leur emploi du temps en fonction du mien. C’était ma seule chance de pouvoir déjouer les plans diabolique de cette machine. Je m’étais mis à guetter le départ de mon chef de service et je quittais mon travail en même temps que lui. Je me débrouillais pour me présenter à la pointeuse en même temps que lui. Pointer APRES LUI. La pointeuse semblait me regarder et sourire ironiquement.

Je m’étais procuré un carnet dans lequel je notais les horaires de faits marquants auxquels j’avais assisté. Des gens que j’avais, ne fût-ce que croisé ou salué. Les heures des appels téléphoniques entrés chez moi. Ceux que j’avais passés. Chaque semaine qui s’achevait, à l’heure des bilans, mes intestins se nouaient, une sueur moite me saisissait et ne me quittais plus. Je guettais ma boîte à messages, redoutant de voir apparaître une nouvelle convocation à la Direction. Je m’éveillais, la nuit, en proie à d’affreux cauchemars où j’avais, tantôt la tête arrachée par d’immenses aiguilles, tantôt un sablier géant que je devais vider avant qu’un quelconque malheur ne surgisse, un sablier infini.

Les mois s’écoulaient mais plus rien ne se passait. J’avais la peur au ventre en permanence. Mais je sais que la peur n’évite pas le danger.

« Monsieur,

Veuillez avoir l’obligeance de vous présenter au Service du Personnel, ce lundi dés votre arrivée. »

J’avais beau m’y attendre, le message découvert ce matin là, m’assommait. Me clouait sur ma chaise. Je cherchais fébrilement mon carnet. Bon sang ! Où pouvait il être ? J’étais certain de l’avoir placé dans ma serviette le matin même. Mais je ne l’avais pas avec moi. Il me fallait me rendre à l’évidence. Je n’avais pas besoin de voir les listings déployés sur la table, d’entendre l’admonestation… Je savais, bien avant cela, que la pointeuse avait recommencé. Je ne savais pas pourquoi, je ne savais pas comment. Mais je savais. En lisant « dès votre arrivée », souligné, italique, bold… je savais. C’est pour cette raison aussi que j’avais cherché ce carnet sans succès. C’est idiot à dire, mais je suis certain que l’absence de mon agenda avait été provoqué par cette pointeuse.

La suite… qu’en dire ? Sinon que, étant donné que je n’avais pas tenu compte d’un précédent avertissement, la société ne pouvait que regretter de devoir se passer de mes services.

Voilà, Monsieur, vous savez maintenant pourquoi je postule chez vous et pourquoi j’ai été remercié par mon ancien employeur. Toutefois, je voudrais ajouter une chose :

Je suis passé à côté de la pointeuse, ce lundi là… J’ai quitté l’immeuble le lundi 10 septembre à 10 :02. Et je n’ai pas pointé.

Le lendemain, quand le premier avion s’est écrasé dans la tour du WTC, j’étais dans mon lit, la tête sous la couette et un réveil-matin fracassé au pied de la table de nuit. La plupart de mes collègues sont morts, ce 11 septembre là.

Alors, Monsieur… Si vous êtes disposé à m’engager… J’espère que vous disposez d’une pointeuse.
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Maïwenn
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