Latin : pourquoi voyelle longue devant deux consonnes ?

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aymeric
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Latin : pourquoi voyelle longue devant deux consonnes ?

Post by aymeric »

Bonjour,

Me penchant sur la prosodie du latin en ce moment (que j'ai beaucoup de mal à comprendre, comme la plupart des gens visiblement), je me pose pas mal de questions, notamment sur le degré d'authenticité ou de « naturel » (je veux dire : de non-arbitraire) des règles appliquées à la prosodie latine.

Par exemple, je sais que lorsqu'une voyelle en latin classique remplace en réalité une diphtongue qui existait dans un état plus archaïque de la langue, alors cette voyelle est longue, et ça paraît assez intuitif, puisqu'elle est censée remplacer deux sons.

Ce qui l'est vraiment beaucoup moins, c'est que lorsqu'un mot se termine par une voyelle courte et une consonne, alors la voyelle est courte (jusque là ça tombe sous le sens) mais à partir du moment où ce même mot est suivi d'un mot commençant par une consonne, alors la voyelle courte en question devient longue (parce que la consonne qui termine le mot + la consonne qui débute le mot suivant = 2 consonnes). Quel phénomène linguistique, phonétique, phonatoire, permettrait d'apporter une explication rationnelle à cette règle ?

Question subsidiaire : on essaie de nous faire croire (par exemple) que les Romains disaient Rōmānī pour parler d'eux-mêmes. Est-ce qu'on peut vraiment sérieusement penser que des mots aussi courants, répétés des dizaines de fois par jour, auraient été naturellement prononcés ainsi avec de tels allongements tout à fait inutiles à la communication ? Ce n'est qu'un exemple, mais c'est une question que je me pose plus généralement pour tous les mots comportant plus d'une voyelle longue.

J'ai lu certains sur internet avancer qu'en fait ces règles ne sont qu'un copié-collé du grec, dans une tentative plus ou moins réussie d'hellénisation du latin, comme on anglicise aujourd'hui le français. Mauvaises langues ?
Merci d'avance.
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Sisyphe
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Re: Latin : pourquoi voyelle longue devant deux consonnes ?

Post by Sisyphe »

:hello:
aymeric wrote: 08 May 2018 23:58 Bonjour,

Me penchant sur la prosodie du latin en ce moment (que j'ai beaucoup de mal à comprendre, comme la plupart des gens visiblement),
:D Meuh non... C'est simple. Enfin, tant qu'on en reste à la versification épique ou élégiaque...

La versification théâtrale, effectivement, personne n'y comprend rien, mais les Romains non plus...

je me pose pas mal de questions, notamment sur le degré d'authenticité ou de « naturel » (je veux dire : de non-arbitraire) des règles appliquées à la prosodie latine.

Par exemple, je sais que lorsqu'une voyelle en latin classique remplace en réalité une diphtongue qui existait dans un état plus archaïque de la langue, alors cette voyelle est longue, et ça paraît assez intuitif, puisqu'elle est censée remplacer deux sons.

Ce qui l'est vraiment beaucoup moins, c'est que lorsqu'un mot se termine par une voyelle courte et une consonne, alors la voyelle est courte (jusque là ça tombe sous le sens) mais à partir du moment où ce même mot est suivi d'un mot commençant par une consonne, alors la voyelle courte en question devient longue (parce que la consonne qui termine le mot + la consonne qui débute le mot suivant = 2 consonnes). Quel phénomène linguistique, phonétique, phonatoire, permettrait d'apporter une explication rationnelle à cette règle ?
:prof: Alors, déjà, il y a une méchanceté : il ne faut pas confondre quantité vocalique et longueur syllabique .

La règle de l'allongement devant groupe de consonnes (in nave = _ _ u ) concerne la syllabe, non la voyelle, qui demeure brève, et les anciens font bien la différence.

Les Anciens parlaient "d'énergie" qui se maintenait sur la consonne suivante : cela a une réalité phonique, mais complexe : devant une sifflante ou une chuintante, c'est le flux d'air qui effectivement est maintenu sans interruption : si je prononce [asf], je ne cesse de souffler ; devant une sonore même occlusive, c'est le voisement qui est maintenu : [omm] (comme diraient les Boudhistes !), ou même [abd] (dans ce dernier cas, il y a interruption du flux pulmonique après la première occlusion, mais voisement sur la voyelle et sur le début de l'articulation du [ b ]).

C'est le même phénomène, mais cette fois sur le plan des voyelles elles-mêmes, qui explique "l'allongement compensatoire", en latin comme en français : [konsul] > [ko:sul] (abrégé cos dans toutes les inscriptions), chasteau > château.
Question subsidiaire : on essaie de nous faire croire (par exemple) que les Romains disaient Rōmānī pour parler d'eux-mêmes. Est-ce qu'on peut vraiment sérieusement penser que des mots aussi courants, répétés des dizaines de fois par jour, auraient été naturellement prononcés ainsi avec de tels allongements tout à fait inutiles à la communication ? Ce n'est qu'un exemple, mais c'est une question que je me pose plus généralement pour tous les mots comportant plus d'une voyelle longue.
:prof: C'est là qu'il faut bien faire la différence entre phonétique et phonologie.

Phonologiquement, chacune des composantes de Romani est longue pour des raisons étymologiques, et les Anciens l'expliquent très clairement, il n'y a aucune raison d'en douter.

Phonétiquement, il devait évidemment y avoir des phénomènes de dilation à l'intérieur des mots, de la même façon qu'il y a en allemand ou en anglais des accents secondaires à côté des accents primaires dans les mots longs, de la même façon qu'il y a bien en français deux /r/ différents dans prêtre, mais qu'aucun Français n'entendra jamais la différence.

;) En fait, Romani est surtout une exception statistique : il y a peu de mots qui ont trois voyelles longues à la suite, et les Romains ne passaient pas leur temps à dire Rōmānī ;ils disaient aussi souvent Rōmānŭs et Rōmānŏrŭm ! Comme par ailleurs, la plupart des mots latins sont moins "épais", et que même dans ce mot-là, il n'y a aucune raison pour que l'accent change de place puisque les finales ne sont jamais assez "épaisses" (même Rōmānŏrŭm : /ro:'ma:norum/), la structure syllabique du mot n'est pas menacée. C'est déjà nettement plus le bazar à la troisième déclinaison, ou la structure accentuelle peut changer lourdement, d'où pàstor > pâtre à côté de pastòrem > pasteur, ou présbyter > prestre à côté de presbytérem > prouvère (cf. la rue des prouvères à Paris).

Pour en revenir à Romani, il y avait certainement une différenciation entre mi-longue et longue, quelque chose comme [roˑ'maːniˑ], mais comme je l'ai dit, ce mot est statistiquement une exception, donc nous ne pouvons pas le savoir. En revanche, d'autres phénomènes bien enregistrés existent qui vont dans le même sens, comme l'abrègement iambique (mal nommé, car c'est bien un fait de quantité et non de longueur) : bref+long devient bref+bref e.g. tibi, étymologiquement et dans la vieille poésie : tibi, étymologiquement [tibi:] mais très vite [tibi], déformé en tibe très souvent.

Il y a aussi dans des mots longs des phénomènes dont le détail nous échappe : cŏlŭbra n'a que des brèves, donc l'accent devrait être sur la première ['kolubra], mais il donne couleuvre en français, ce qui signifie que l'accent a dû se trouver à un moment donné sur la syllabe médiane. Est-ce que cela s'est produit avant ou après la disparition des quantités ? Nous ne pouvons pas le savoir.

J'ai lu certains sur internet avancer qu'en fait ces règles ne sont qu'un copié-collé du grec, dans une tentative plus ou moins réussie d'hellénisation du latin, comme on anglicise aujourd'hui le français. Mauvaises langues ?
C'est excessif. Car il existait une métrique proprement romaine avant "l'hellénisation" de la culture littéraire.

Les structures métriques (hexamètre dactylique et pentamètre iambique) ont été empruntées à peu près sans changement, oui. Mais le décompte des longueur devait avoir une réalité. La preuve, c'est que les Romains ont ajouté la règle du "m ne faisant pas position", ce qui correspond absolument à la réalité de tout ce qu'on voit sur les inscriptions et de toute l'évolution romane : les -m/-n finaux chutent et depuis longtemps (cf. consul ci-dessus). Mutatis mutandis, le sonnet est d'origine étrangère, ce qui n'empêcha ni les Anglais ni les Français de l'emprunter, et de l'adapter chacun à leur manière (les Anglais découpant 4+4+4+2 par exemple).

La métrique française offre un bon parallèle : certes, il existe des distorsion entre la langue parlée et les règles métriques, à commencer par les "/e/ muets"... Mais les /e/ muets ont bien une certaine réalité en français même parlé (dans cette phrase, je dirai [mεmparle] si mon flux est naturel, mais si j'hésite un peu, je dirai [mεmǝ... parlé]. Tout comme je me souviens d'une prof de fac dont le débit "en chaire", et peut-être l'accent (ou la tentative pour masquer son accent du nord) lui faisait articuler des diérèses en permanence : c'est un écart par rapport à ce qui est statistiquement normal, mais pas non plus une anomalie.

Au temps d'Auguste au moins, je pense que la métrique devait avoir le même écart avec le réel que la métrique d'un Georges Brassens, qui tantôt utilise les /e/ muets et tantôt les apocope, mais sans que jamais la phrase, dans sa musique et avec son accent, paraisse anormale ou forcée. Sauf quand il le fait vraiment exprès à titre comique (comme dans Mélanie).
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)
aymeric
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Re: Latin : pourquoi voyelle longue devant deux consonnes ?

Post by aymeric »

Merci Sisyphe pour tes explications !
Sisyphe wrote: 11 May 2018 15:16

:prof: Alors, déjà, il y a une méchanceté : il ne faut pas confondre quantité vocalique et longueur syllabique .

La règle de l'allongement devant groupe de consonnes (in nave = _ _ u ) concerne la syllabe, non la voyelle, qui demeure brève, et les anciens font bien la différence.
Donc si j'ai bien compris, à la lecture d'une syllabe longue, le lecteur n'avait rien à allonger intentionellement parce que l'allongement était dû naturellement à la consonne supplémentaire à prononcer ? (le deuxièmme N dans ton exemple) ?

de la même façon qu'il y a bien en français deux /r/ différents dans prêtre, mais qu'aucun Français n'entendra jamais la différence.
Comment ça ?
;) En fait, Romani est surtout une exception statistique : il y a peu de mots qui ont trois voyelles longues à la suite, et les Romains ne passaient pas leur temps à dire Rōmānī ;ils disaient aussi souvent Rōmānŭs et Rōmānŏrŭm !
Vraiment ? ce n'est pas RōmānŌrŭm (avec l'accent tonique frappant justement la pénultième parce qu'elle est longue aussi) ?
La preuve, c'est que les Romains ont ajouté la règle du "m ne faisant pas position", ce qui correspond absolument à la réalité de tout ce qu'on voit sur les inscriptions et de toute l'évolution romane : les -m/-n finaux chutent et depuis longtemps (cf. consul ci-dessus).
À ce propos, sait-on à partir de quelle période enviren les m et n finaux ont cessés d'être prononcés ? C'est sans doute dû à mon niveau, mais je trouve quand même sacrément utile de pouvoir différencier un accusatif de 1ere déclinaison de son nominatif, surtout quand on a à côté des neutres en -a au pluriel aux deux cas... une fois qu'on maîtrise bien le latin, on n'y voit aucune ambiguïté possible ?

Merci encore !
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Re: Latin : pourquoi voyelle longue devant deux consonnes ?

Post by Sisyphe »

aymeric wrote: 13 May 2018 16:40 Merci Sisyphe pour tes explications !
Sisyphe wrote: 11 May 2018 15:16

:prof: Alors, déjà, il y a une méchanceté : il ne faut pas confondre quantité vocalique et longueur syllabique .

La règle de l'allongement devant groupe de consonnes (in nave = _ _ u ) concerne la syllabe, non la voyelle, qui demeure brève, et les anciens font bien la différence.
Donc si j'ai bien compris, à la lecture d'une syllabe longue, le lecteur n'avait rien à allonger intentionellement parce que l'allongement était dû naturellement à la consonne supplémentaire à prononcer ? (le deuxième N dans ton exemple) ?
:D Exactement !

La preuve, d'ailleurs, c'est la correptio : avec un groupe "tr", par exemple, il peut ne pas y avoir allongement, parce que le groupe /tr-/ peut être considéré comme faisant partie de la syllabe suivante : pa-trem (u u) ou pat-rem (- u). Bien sûr, le premier étant sans doute plus naturel, tout comme j'ai toujours pensé que l'allongement était plus réel avec des phonèmes spirants qu'occlusifs et sonores que sourds.

Mais il faut sur ce point ajouter sans doute une deuxième variable : les sourdes ont tendance à se sonoriser entre deux voyelles (on trouve par exemple megum = mecum sur les murs de Pompéi, et c'est un phénomène presque général dans les langues romanes, sauf étonnamment l'italien, cf. "amato/amado") et les occlusives à se spirantiser (on trouve des inversions entre B et V dans toutes les inscriptions. Donc, pour le coup, la règle est encore plus valide en latin qu'elle l'est en grec.

de la même façon qu'il y a bien en français deux /r/ différents dans prêtre, mais qu'aucun Français n'entendra jamais la différence.
Comment ça ?
Le second /r/ est sourd, du fait de la présence du [t], alors que le premier est maintenu sonore devant la voyelle (sonore, par définition) : [pʁεtχ(ǝ)].

Mais, et ta question le prouve ;) , phonologiquement, personne ne fait la différence.

Anecdote : ce [χ] est un son infaisable pour les anglophones ; en ce moment même, quand les "late show hosts" américains veulent prononcer le nom de notre bien aimé président, ils font un effort démesuré et donc comique pour articuler la seconde syllabe, exemple ici à la 29e seconde approximativement :
https://www.youtube.com/watch?v=nsM-ANBZY2Y
;) En fait, Romani est surtout une exception statistique : il y a peu de mots qui ont trois voyelles longues à la suite, et les Romains ne passaient pas leur temps à dire Rōmānī ;ils disaient aussi souvent Rōmānŭs et Rōmānŏrŭm !
Vraiment ? ce n'est pas RōmānŌrŭm (avec l'accent tonique frappant justement la pénultième parce qu'elle est longue aussi) ?
:confused: Oui, en effet. je pensais à Rōmānŭm
La preuve, c'est que les Romains ont ajouté la règle du "m ne faisant pas position", ce qui correspond absolument à la réalité de tout ce qu'on voit sur les inscriptions et de toute l'évolution romane : les -m/-n finaux chutent et depuis longtemps (cf. consul ci-dessus).
À ce propos, sait-on à partir de quelle période enviren les m et n finaux ont cessés d'être prononcés ? C'est sans doute dû à mon niveau, mais je trouve quand même sacrément utile de pouvoir différencier un accusatif de 1ere déclinaison de son nominatif, surtout quand on a à côté des neutres en -a au pluriel aux deux cas... une fois qu'on maîtrise bien le latin, on n'y voit aucune ambiguïté possible ?
:sun: C'est précisément tout le problème !

Sans entrer dans les détails (il faudrait un spécialiste) disons que la tendance a la chute est attestée dès l'époque archaïque : sur le tombeau de Scipion Barbatus, il manque déjà des -m : subigit omne Loucana = subiti omnem Lucanam.

Il y a dû y avoir une sorte de "combat" entre la phonétique et la morphologie jusqu'à la fin de l'empire (certains ont dit que le -m avait pu, un temps au moins, se transformer en une nasale, un peu comme le portugais, et comme nos "liaisons" de s de pluriel), mais comme tu l'as bien compris, c'est précisément ce qui va ruiner à terme toute la déclinaison !
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)
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