yuio wrote:Aujourd'hui, ma prof d'anglais (je suis en khâgne) nous a affirmé que le principe d'un concours pour accéder à une profession était typiquement français, et qu'en Angleterre comme aux États-Unis, tout cursus d'études débouchait sur un examen : en somme, on ne prédétermine pas, comme dans un concours, un nombre d'admis quel que soit le niveau des candidats (si peu sont vraiment au niveau, eh bien on recrute des mauvais ; inversement si tous sont bons, certains bons ne seront pas admis), mais on attribue le diplôme à tous ceux qui ont le niveau (avantages et inconvénients inverses). Nous parlions de cela à propos des médecins, dont le concours en fin de première année est connu pour sa sélectivité. J'ai donc deux questions à vous poser :
Très factuellement, qu'en est-il dans les différents pays du monde ?
Le concours existe ailleurs. Mais son principe est effectivement particulièrement lié à l'histoire de France sous deux aspects ; l'un, plus intrinsèque, relève de l'histoire des mentalités et des concepts politiques ; l'autre, plus accidentel, relève de l'histoire factuelle de la construction de notre système scolaire.
- Philosophiquement parlant, le concours est effectivement l'expression d'une certaine conception "universaliste" et "anti-individuelle" de la République : l'idée d'une communauté indistincte de citoyens supposés égaux. Le concours national (et son corollaire : l'anonymat, la double correction, etc.) est l'expression de cette "égalité de départ" : tout le monde est jugé sur la même base partout en France. L'individu-candidat s'efface (anonymat) tout comme s'efface l'individu-correcteur ("le jury est souverain" dit-on souvent, c'est bien un vocabulaire politique). Formulé ainsi, le principe se prête à une critique
réaliste (au sens épistémo du terme), du genre Bourdieu : cet individu théorique "proto-égalitaire" n'est pas l'individu réel, qui arrive avec son déficit social (gros gros gros problème en prépa : surreprésentation de la bourgeoise, pour ne rien dire des vieilles particules). Qui ouvre à son tours d'autres critiques.
- Historiquement parlant, cette surabondance de concours est la conséquence du fait
qu'il n'existe tout simplement pas, au XIXe siècle, d'université en France !. Le seul organisme à tenir ce rôle est la Sorbonne, et jusqu'en 1871 sqq. (énorme réforme du supérieur, déjà entamée par Duruy sous Napo III mais accéléré par le choc de la défaite), mais même la Sorbonne ne délivre pas "vraiment" de diplômes organisés (passer une licence ès lettres au XIXe, c'est s'inscrire une semaine avant une vague poignée d'épreuve de latins ; les thèses du XIXe sont des grosses dissert de khâgneux d'aujourd'hui, en moins intelligent). Le pouvoir a toujours eu du mal à réformer les universités : créer des concours, c'était répondre à un besoin concret par des moyens typiquement étatiques. C'est d'ailleurs de là que vient le double système (pour le coup : totalement français) de l'écrit et de l'oral : au XIXe, l'écrit passé en province permettait un premier écrémage vu qu'on se présentait à l'agrégation (ou à polytechnique)
sans aucun diplômes ; en général, les lycéen (du moins ceux qui n'allaient pas vers de plus juteuses carrières, donc les plus faibles économiques et physiquement, ceux qui étaient
câgneux des genoux et
taupins des yeux !)) devenaient prof à 19 ans avec le baccalauréat, et tout en enseignant dans les classes inférieures, préparaient le concours (ou un autre) : ce qui explique nos prépas.
Je te conseille fortement :
- André Chervel,
Histoire de l'Agrégation.
- Gabriel Bergougnoux,
Aux origines de la linguistique française, Agora, Pocket. -> Un premier gros chapitre général qui "vulgarise" très bien l'histoire de l'enseignement et de l'université (ou de son absence) au XIXe.
Que pensez-vous d'autre part des mérites comparés des logiques d'examen et de concours pour recruter des personnes compétentes dans leur métier ?
(Mon dieu, on dirait une mauvaise problématique pseudo-dialectique de khâgneux...
)
![:sun: :sun:](./images/smilies/sun.gif)
J'osais pas le dire...
Et je te préviens (khâgne + 10...), c'est comme l'herpès : on n'en guérit jamais.
Cela me semble particulièrement d'actualité en ce qui concerne le recrutement de deux professions : les médecins, dont on annonce depuis des années une carence dans toutes les spécialités -y compris les généralistes- due au
numerus clausus (de toute façon, c'est du latin, ce qui montre que c'est archaïque et que ce doit être supprimé au plus vite, pas vrai?
![:roll: :roll:](./images/smilies/icon_rolleyes.gif)
) ; et les enseignants, qui devraient être recrutés après un "simple" master car la duplicité des concours (CAPES et Agrégation) semble anachronique : on trouve des certifiés en lycée aussi bien que des agrégés en collège... Cependant, si vous connaissez mieux d'autres cas (pour y être passés ?), ce sera aussi intéressant !
Je trouve le propos simpliste (
![;) ;)](./images/smilies/icon_wink.gif)
ou provocateur). Pour ne parler que des seconds : dualité, oui, duplicité, non.
Désolé, mais je ne te suivrai pas sur ce point : je défends mordicus le recrutement des profs par concours.
Un mot d'abord sur la dualité : je ne la trouve pas si anachronique.
a) D'abord, personne ne s'offusque que dans une entreprise, il y ait des bac+3 payés Z et des bacs+5 payés 1,2xZ à deux postes différents mais proches. Je trouve même le système plus serein chez les profs dans la mesure où il est beaucoup moins définitif : bien des gens commencent dans un corps et terminent dans l'autre, que ce soit par les concours internes ou externes. En ce sens, il y a une véritable
perspective de carrière, et d'un point de vue strictement "managérial," ça me semble important : on a besoin de buts dans une vie professionnelle. Les profs du privés, ou ceux des matières sans agreg (techno, documentation, sciences médico-so...) se plaignent d'ailleurs amèrement de cette absence de perspective.
b) elle correspond (pour l'instant en tout cas) réellement à deux perspectives de carrière différentes. Il y a certes quelques agrégés coincés en collège (qui souvent le vivent mal), mais crois-moi, jamais pour bien longtemps : l'administration elle-même (une principale me l'a dit un jour) ne les aime pas (parce que ça introduit des complexités dans les emplois du temps, et des rancoeurs de salle des profs). Un certifié en lycée, en revanche, ne l'est qu'au terme d'une première carrière (on n'est PAS nommé prof en lycée avec le capes à 25 ans ! Jamais, sauf les matières qui n'existent pas en collège : 100 points de différences sur le barème (400 dans certaines académies), c'est énorme !), c'est donc là aussi une
évolution professionnelle. J'ai tendance à considérer qu'un certifié a pour vocation d'être un passeur entre le primaire et le lycée, l'agrégé d'être un passeur entre le secondaire obligatoire et le supérieur. Ce n'est pas (ça ne devrait pas être...) une différence de
niveau intellectuel, et surtout pas de "noblesse", mais bien de compétences (un généraliste n'est pas un mauvais cardiologue, il est autre chose).
Ce qui est absurde, on est d'accord, c'est la différence de temps de travail (qui est aussi le produit d'une histoire : elle date du temps où les certifiés étaient les "répétiteurs" des agrégés, qui "fabriquaient" les cours). À mon sens, ce devrait être 18 heures pour tout le monde au collège et 15 heures pour tout le monde au lycée, et avec des pondérations dans les deux cas (et là encore, c'est paradoxalement le "système lycée", avec ses "premières chaires" dont le nom date pourtant du XIXe (le "prix" d'une heure est fonction de son niveau), qui est bien mieux vécu par les enseignants que le collège avec ses heures égalitaires : parce qu'elles sont une reconnaissance de la difficulté inégale, donc du travail accompli ; c'est important dans un contexte professionnel, et un système n'est pas mauvais parce qu'il est vieux).
J'en reviens donc au recrutement par concours. Je défends, donc, mordicissimus, car l'autre terme de l'alternative, le recrutement parfaitement local, est pire :
A) Pour des raisons intrinsèques.
- En lui-même, le concours est juste permet un recrutement (presque) parfaitement objectif. Le jour où les chefs d'établissement pouront recruter les profs de SVT sur leurs opinions créationistes comme aux states, on en reparlera.
- Il permet une
stabilité du corps enseignant très forte, dans le contexte d'un métier de plus en plus difficile : aux EU, le turn-over sur cinq ans atteint presque 20% (20% quittent le métier en moins de cinq ans...). La carence
structurelle d'enseignants est un problème récurrent dans bien des pays (certains établissements difficiles n'arrive
pas à avoir de profs tout court !).
- Les concours permettent un calibrage assez précis des compétences attendues d'un enseignant, ce qui ne sera jamais le cas d'un diplômes (et de moins en moins : il y a de plus en plus de mineures, de majeures, d'option, de VAE, etc. : plus personne ne sait ce que l'on sait avec une licence de lettres, ou avec un BA !). C'est un outil de gestion singulièrement pratique : d'ailleurs si la
structure des concours est immuable depuis un siècle, le
contenu de ceux-ci a foncièrement changé ! Même pour des agregs qui ont l'air figée (je pourrais parler de la grammaire). Là encore, ancienneté ne signifie pas inadaptation.
B) Pour des raisons contextuels liés au systèmes français :
- Soyons franc, les diplômes de nos facs ne valent pas grand-chose (ce qui ne signifie pas que les
étudiants ne valent rien !). Je peux prendre mon propre cas en exemple ! Tout le forum peut témoigner que mon allemand est plus que douteux, je n'ai aucune légitimité pour l'enseigner, et pourtant je suis licencié... Le malthusianisme, peut-être excessif, en tout cas parfois cruel (le dernier reçu et le premier recalé) du concours français est aussi le corolaire de l'absence totale de malthusianisme de l'université française (autre débat...).
- La FP française n'a aucune autre culture du recrutement. Sans doute les pays qui fonctionnent depuis un siècle avec un autre système ont des outils d'objectivités (des référentiels, des grilles de comparaison de diplômes, des plate-forme de recrutement comme en Allemagne), mais on ne l'impose pas d'un coup de plume ! Le pire du pire du pire de la crasse napoléonienne de notre système (le caporalisme...) risquerait de se manifester si l'on confiait ce rôle aux chefs d'établissement (et Elie aura des choses à dire).
Je suppose qu'il y a une part de faveur dans les entreprises : il doit bien y avoir de temps en temps un DRH qui recrute son neveu ou sa maîtresse. Mais dans une entreprise, il y a un indice très objectif de la qualité du recrutement : le bénéfice. Un patron de PME qui recruterait par faveur dix incompétents coulerait sa boîte. Il n'y a aucun indice "d'efficacité" objectif et simple dans l'enseignement : on ne fabrique pas, on ne produit pas, on ne crée pas de richesse matérielle, on travaille de l'humaine dans sa magnifique complexité et sa redoutable résistance (même en prépa !). Donc, un chef d'établissement est dans une position de parfaite irresponsabilité.
Post long (en fais-je de courts,
sum qui sum, varus aeternus ?), je conclurai sur mes premiers propos (synthèse, Aufhebung, khâgne, khâgne, khâgne...) : le concours
en lui-même est d'une grande justesse ; il est la méthode qui offre le plus d'objectivité dans la comparaisons entre les individus, et il gomme les pires tendances de l'homme : le népotisme, la faveur, le sectarisme ; bref : la subjectivité. Son imperfection se situe en-deçà et au-delà (putain, je khâgnise là...) de lui-même : en deçà, car l'individu qui s'y présente n'arrive jamais "vierge", il est le produit d'un passé social (le fils de profs qui a appris à la maison à trousser des dissert' diptéro-entubatoires comme on les attend à l'ENS) ; au-delà, car derrière l'exigence (réelle) du savoir, il y a aussi l'aspect "cérémoniel" de tout concours (il faut parler la même langue, parfois archaïque, que le jury, "se la péter" à l'imparfait du subjonctif au concours de l'ENS). Mais un système
d'enseignement supérieur bien conçu peut et doit atténuer ces distorsions. Et je crois, très paradoxalement, que les profs de prépas (qui pourtant symbolisent cette "assomption morale" du concours élitaire, puisqu'ils sont les "concourés du concourés" (l'élite des agrégés) et préparent les "concourés des concourants") en sont bien plus et bien mieux conscients que personnel des universités. Que ta prof d'anglais t'ait amené à ce débat le prouve.
Sisyphe, agrégé dans un lycée de banlieue difficile, et fier de l'un
et encore plus de l'autre.
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)