Grec ancien : Antigone de Sophocle

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Achille
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Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Achille »

Bonjour, j'ai retrouvé parmi mes vieux manuels scolaires Antigone de Sophocle. Je tente de le lire.
Le vers 2 m'interroge déjà : sur mon manuel je lis le pronom τι, alors que dans d'autres éditions trouvées sur le net je vois ὅ τι et même ὅτι.

Mon manuel :

ὦ κοινὸν αὐτάδελφον Ἰσμήνης κάρα,
ἆρ᾽ οἶσθά τι Ζεὺς τῶν ἀπ᾽ Οἰδίπου κακῶν
ὁποῖον οὐχὶ νῷν ἔτι ζώσαιν τελεῖ;

Cela entraîne-t-il une différence de sens entre les trois variantes ?
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Sisyphe
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Sisyphe »

:) Un joli mystère, parce qu'en ouvrant mon Budé, je ne vois aucune variante de leçons (c'est-à-dire dans le jargon aucune variante entre les manuscrits) pour ce ὅτι, mais en même temps, je m'aperçois que la deuxième ligne de mon Budé a été manifestement réimprimée :-o (ce n'est pas la même police de caractère ! C'est la seule ligne au style "années 1990", alors que le reste est une réimpression photomécanique de 1955)...

Vous avez de la chance, c'est un des rares auteurs grecs pour lequel je dispose de l'édition Oxford, sans traduction mais plus riche en apparat. Voici exactement ce qu'elle dit :
2-5 varie temptati 2 ὅ τι ] ὅτι Hermann
Je décode : les vers 2 à 5 sont très difficile à comprendre, et plusieurs éditeurs ont "tenté" de le corriger "de diverses manières". En l'occurrence, les manuscrits donnent tous ὅ τι en deux mots ("ce que"), et le dénommé Hermann a proposé de lire ὅτι en un seul mot ("que"), ce qui rend déjà la chose plus claire... Donc, à mon avis, la correction en τι est une correction ad hoc de l'éditeur du manuel scolaire, qui voulait encore simplifier les choses pour des élèves... Ou alors plus probablement c'était une "correction abusive involontaire" de la part de l'éditeur Budé originel (en l'occurrence Alphonse Dain) qui contrairement à moi comprenait le grec tout en le recopiant ; ce qui expliquerait qu'elle ait été corrigée par Irigoin, très grand connaisseur des manuscrits, dans le dernier tirage.

... :god: Et je m'arrête un instant devant le fait qu'autrefois on pouvait donner ce texte à des collégiens, alors que même à des khâgneux, aujourd'hui, je n'oserais pas ; d'ailleurs pour être honnête, même moi, le génitif absolu au duel νῷν ἔτι ζώσαιν, il me fait tourner la tête...

Reprenons.

ὦ κοινὸν ... Ἰσμήνης κάρα* = ô ma cher Ismène
αὐτάδελφον = qui a le même frère que moi
ἆρ᾽ οἶσθά = tu sais bien
τι ... τῶν ἀπ᾽ Οἰδίπου κακῶν = lequel parmi les malheurs qui touchent Oedipe
ὁποῖον = lequel
Ζεὺς ... οὐχὶ ... τελεῖ = Zeus n'accomplira pas
νῷν ἔτι ζώσαιν = de notre vivant (nous deux encore vivantes)

;) Ἰσμήνης κάρα : celui-là non plus je ne l'avais pas vu depuis longtemps, "tête d'Ismène", hellénisme bien connu pour traduire l'affection.

Dans tous les cas, il y a un subordonnant de trop ; on attend οἶσθα ὁποῖον "tu sais lequel" ("was für ein...", interrogatif de qualité, "quelle sorte de"), ou bien οἶσθά τι (c'est à dire τί accentué, mais avec l'accent qui remonte sur le propérispomène précédent...) "tu sais lequel"... Cela étant :
1) Tout helléniste vous le dira (un grand professeur nous l'avait dit) : il n'y a pas de subordonnée interrogative en grec, ils ne savent même pas ce que c'est (comme mes élèves en fait... Mes élèves sont très hellènes par certains côtés). Donc, il n'y a pas de syntaxe claire de l'interrogative indirecte.
2) Les répétition abusive ou superfétatoire d'interrogatifs, c'est commun dans toutes les langues, cf. en français "*c'est de vous dont il est question" (c'est censé être une faute, mais on le trouve chez Molière !).
3) De toute façon, c'est du grec !

:sun:
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Achille
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Achille »

Tout d'abord merci pour votre réponse riche d'indications.

Antigone, d'entrée de jeu, m'avertit qu'elle ne me rendra pas la tâche facile !

L'auteur du manuel avertit dans sa préface :
En faisant une édition classique, nous ne pouvions avoir qu'un seul but : mettre les élèves en état de comprendre cet ouvrage avec facilité. Pour cela, nous avons cru qu'il fallait d'abord leur offrir un texte clair. Nous n'avons donc pas craint, en un grand nombre de cas où le texte traditionnel nous paraissait obscur et altéré, de remplacer les passages défectueux par les corrections ou les conjectures des meilleurs savants contemporains, spécialement Tournier, Schneidewin et Nauck.
Si j'essaie de traduire mon vieux grimoire (1930), qui me plaît du fait qu'il me propose quantité de notes, j'obtiendrai ceci :

Texte du manuel :
ὦ κοινὸν αὐτάδελφον Ἰσμήνης κάρα,
ἆρ᾽ οἶσθά τι Ζεὺς τῶν ἀπ᾽ Οἰδίπου κακῶν
ὁποῖον οὐχὶ νῷν ἔτι ζώσαιν τελεῖ;
Ordre français et ma traduction littérale :
ὦ κάρα κοινὸν αὐτάδελφον Ἰσμήνης ,
Chère tête commune de ma soeur Ismène,
ἆρ᾽ οἶσθά τι τῶν κακῶν ἀπ᾽ Οἰδίπου
vois-tu un des maux venant d'Oedipe
ὁποῖον Ζεὺς οὐχὶ τελεῖ , νῷν ἔτι ζώσαιν ;
lequel Zeus n'accomplira pas, nous étant encore vivantes ?
Traduction (un peu) élaborée :
Chère soeur Ismène,
Vois-tu un seul des malheurs d'Oedipe
que Zeus nous épargnera, à nous encore vivantes ?
La suite de la pièce sera-t-elle toujours aussi compliquée ou Antigone va-t-elle s'assagir ? Autrement dit, je persiste, ou je passe à autre chose ?
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Sisyphe
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Sisyphe »

;) Persistez : Sophocle en vaut la peine... Et puis ça me change d'avoir du grec !

Vous avez oublié αὐτάδελφον, qui est pourtant essentiel pour l'histoire...
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Achille
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Achille »

Ayant le même frère, les deux filles sont donc soeurs. C'est par ce mot que j'ai rendu le mot grec αὐτάδελφον.

Dans la suite (vers 4, 5 et 6):
οὐδὲν γὰρ οὔτ᾽ ἀλγεινὸν οὔτ᾽ ἄτης ἄτερ
οὔτ᾽ αἰσχρὸν οὔτ᾽ ἄτιμόν ἐσθ᾽, ὁποῖον οὐ
τῶν σῶν τε κἀμῶν οὐκ ὄπωπ᾽ ἐγὼ κακῶν.
οὔτ᾽ ἄτης ἄτερ n'est pas du tout conforme à ce que j'attends. Au contraire, j'aurais plutôt vu : "ni de criminel", sinon je ne comprends pas !

[Edition] Je reviens ce matin sur la question : je me demande si les deux négations οὔτ᾽ ἄτερ ne s'annulent pas ! Je traduirais alors le vers 4 : Car il n'est rien de douloureux avec crime, soit : Il n'est rien de douloureux ni criminel...
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Achille »

Sisyphe wrote:d'ailleurs pour être honnête, même moi, le génitif absolu au duel νῷν ἔτι ζώσαιν, il me fait tourner la tête...
... et si νῷν ζώσαιν était un duel au datif plutôt qu'au génitif, complément du verbe τελεῖ ? Zeus n'accomplira pas pour nous deux encore vivantes.
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Sisyphe »

Ayant le même frère, les deux filles sont donc soeurs. C'est par ce mot que j'ai rendu le mot grec αὐτάδελφον.
Bailly n'est pas très clair... Mazon comprend effectivement "tu es mon propre sang, ma soeur"... Mais par rapport à tout le reste de la pièce, je suis vraiment tenté de le comprendre comme un composé exocentrique : "qui a le même frère"... Le problème est bien qu'Ismène comme Antigone soient ensemble soeur de Polynice, que l'une veut enterrer et pas l'autre. Sans compter qu'elles sont demi-soeurs de leur propre père.
Achille wrote:
Sisyphe wrote:d'ailleurs pour être honnête, même moi, le génitif absolu au duel νῷν ἔτι ζώσαιν, il me fait tourner la tête...
... et si νῷν ζώσαιν était un duel au datif plutôt qu'au génitif, complément du verbe τελεῖ ? Zeus n'accomplira pas pour nous deux encore vivantes.
:roll: Possible (au duel, tout est possible...), mais moins probable à mon avis. D'abord les malheurs ne frappent pas Antigone personnellement (à la rigueur, toute la famille des Labdacide, et dans ce cas on aurait mis un pluriel). En outre, le spectateur sait bien qu'à la fin de la pièce Antigone sera morte (sans vouloir "spoiler" comme disent les jeunes... ;) ).

De toute façon, les Grecs n'entendaient pas la différence, puisque précisément la forme est la même.
οὔτ᾽ ἄτης ἄτερ n'est pas du tout conforme à ce que j'attends. Au contraire, j'aurais plutôt vu : "ni de criminel", sinon je ne comprends pas !

[Edition] Je reviens ce matin sur la question : je me demande si les deux négations οὔτ᾽ ἄτερ ne s'annulent pas ! Je traduirais alors le vers 4 : Car il n'est rien de douloureux avec crime, soit : Il n'est rien de douloureux ni criminel...
:) Partons de la grammaire... ούδέν et οὔτε sont tous les deux des négations composées, donc effectivement se renforcent, en vertu de la "règle des petits chiens" que je suppose que vous connaissez (il y a ici deux gros chiens à la suite).

En revanche, ἄτερ construit avec τῶν σῶν κακῶν est une préposition, elle n'entre pas dans le jeu des négations. Et je pense que le ἄτης n'est pas le complément d'ἄτερ postposé, mais un génitif partitif complément de ούδἐν.

La méchanceté (mais bon, c'est du grec) est que le régime de la préposition est interrompu par une autre série de "ni... ni..." et que la préposition elle même est placée avant la relative qualificative dont elle est un complément. C'est ce qu'on nomme une prolepse, le grec adore les prolepses.

Je comprends (mais Mazon m'a un peu aidé, je l'avoue) :

οὐδὲν γὰρ ἐσθ᾽ = il n'y a rien en effet
οὔτ᾽ ἀλγεινὸν οὔτ᾽ ἄτης (...) = ni de douloureux ni en fait de malheur
οὔτ᾽ αἰσχρὸν οὔτ᾽ ἄτιμόν = ni de honteux ni de déshonorant
ὁποῖον οὐ (...) οὐκ ὄπωπ᾽ ἐγὼ = que je n'aie vue*
ἄτερ = séparé (ne pas faire partie)
τῶν σῶν τε κἀμῶν κακῶν = de ton malheur et du mien

* Ici : deux petits chiens à la suite, ils se renforcent donc également.

:sweat: Pfiou...
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Re: Grec ancien : Antigone de Sophocle

Post by Achille »

Sisyphe wrote:Et je pense que le ἄτης n'est pas le complément d'ἄτερ postposé, mais un génitif partitif complément de ούδἐν.
...
La méchanceté (mais bon, c'est du grec) est que le régime de la préposition est interrompu par une autre série de "ni... ni..." et que la préposition elle même est placée avant la relative qualificative dont elle est un complément. C'est ce qu'on nomme une prolepse, le grec adore les prolepses.
...
ἄτερ = séparé (ne pas faire partie)
τῶν σῶν τε κἀμῶν κακῶν = de ton malheur et du mien
Je n'aurais jamais trouvé cette construction tout seul. Je crois que j'ai péché par présomption en choisissant l' Antigone de Sophocle pour me replonger dans le grec.
Je vais choisir une oeuvre plus simple : Les dialogues des morts de Lucien dont je possède aussi l'ouvrage, devraient me faire moins suer.

Mille mercis pour vos réponses. J'espère vous retrouver dans le prochain fil consacré à Lucien.
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