Que voilà un fil passionnant et idoine pour me donner de bonnes excuses pour abandonner un paquet de copies...
aymeric wrote: ↑04 Oct 2022 23:20
Bonjour,
C'est une question que je me pose depuis que je me suis mis au grec ancien, et j'étais persuadé de l'avoir posée ici mais il semblerait que non. Et comme je n'ai toujours pas trouvé de réponse satisfaisante, je me lance : pourquoi lorsqu'on apprend le grec ancien dans le système scolaire, on nous oblige à assimiler également le système d'accentuation ?
Si j'ai bien compris :
- les accents ne sont qu'un ajout très postérieur à l'époque classique, et ne correspondent donc même pas à l'état de langue que nous sommes censés étudier,
C'est tout à fait excessif. Nous avons des témoignages très directs (dès Platon) sur la nature du ton mélodique, et rien n'indique qu'avant le quatrième siècle après Jésus-Christ il y ait le moindre affaiblissement du système. Aelius Hérodien (fin du IIe siècle) n'aurait pas pu écrire un long traité entier sur le phénomène (avec des remarques du genre "mais il y a des gens qui disent comme cela") s'il n'était pas encore pleinement vivant.
Mieux encore, les rares partitions musicales (du IIIe siècle
après JC) sont parfaitement cohérentes avec ce qui est enseigné précédemment, puisque rappelons-le, l'accent est d'abord musical.
Il ne faut pas confondre la
réalité du phénomène avec sa notation sur les papyri et manuscrits. Le système est inventé au IIIe siècle avant Jésus-Christ, et la terminologie avec... Le fait est, en revanche, que sa
notation n'est pas systématique, mais elle l'est précisément quand c'est d'une façon ou d'une autre utile... Comparativement, le nombre d'élèves ne mettant pas d'accents en français, ou les mettant mal, ou de façon ponctuelle, est effrayant (y compris à l'université !
), mais cela ne signifie pas que le système n'a pas de réalité.
Ce qui est artificiel, c'est sa systématisation totale à l'époque proto-byzantine, quand ils tendent à disparaître ; mais cela va aussi avec une "professionnalisation" de l'écriture... Au reste, il est difficile de mettre en balance des papyri écrits par des gens ordinaires (parfois très lettrés, parfois moins), et des manuscrits produits par des moines dont c'est la seule activité.
- ils ne semblent avoir qu'une utilité extrêmement limitée à la lecture, qui semble se résumer à quelques rares paires d'homographes se distinguant uniquement par leur accent (or on a la même chose en latin, en bien "pire" me semble-t-il, et ça ne gêne personne)
En latin, l'accent est absolument et strictement mécanique : il remonte de deux unités depuis la fin (donc sur la pénultième si elle est longue, et sur l'antépénultième si la pénultième est courte). Les Latins n'ont d'ailleurs jamais eu la tentation de noter leur accent, même s'ils en parlent aussi.
Ce qui manque à l'alphabet latin, c'est plutôt la notion des longues par rapport aux brèves ; problème auquel ils ont tenté diverses remédiations, notamment l'usage de l'apex (sorte d'accent aigu, marquant en théorie une longue, ou parfois aussi la distinction <i> voyelle / <i> consonne, que résoudra Petrus Ramus au XVIe siècle avec l'usage du <j> - ce qui là encore n'est qu'une systématisation tardive d'une tendance très ancienne) ou à date plus archaïque le doublement de la voyelle.
Je t'accorde que les paires homographes nominale à proprement parler (le type βιός l'arc ~ βίος la vie) sont assez limitées ; en revanche, les distinctions sont essentielles pour les monosyllabes, et j'imagine qu'en bon helléniste, tu as déjà appris par coeur les 27 paires relevées à la fin du dictionnaire scolaire de Ch. Georgin !
Pour les verbes, les distinctions sont quantitativement limitées en nombre de cas, mais essentielles et d'une fréquence très élevée ; il n'est qu'à penser à εἰμί ~ εἶμι !
Ce qui noté le plus facilement dans les papyri, c'est précisément le cas où l'accent est très significatif (nous avons fait la même chose avec
a/à, ou/où, etc.) ; sauf qu'il fut d'abord noté de façon adventice, sans véritable système.
Je pense que - sans nier la tentation du pédantisme propre à tout corps strictement intellectuel comme ont pu l'être les scribes de la chancellerie hypertrophiée de l'empire d'Orient d'abord, et les moins byzantins ensuite - ce devant quoi se sont retrouvé les théoriciens vers le IVe siècle, c'est le problème de savoir "où trancher" : on aurait pu utiliser un système "minimaliste", ne notant l'accent
que quand il indique un sens ou un anomalie (c'est en gros ce que fait l'espagnol, qui n'utilise l'accent graphique que quand il n'est pas à la place attendue)... Mais d'un autre côté, le système, notamment verbal, est
en lui-même tellement intriqué à la notion d'accent qu'il est difficile de dire où il est "utile" ou pas....
Prenons un exemple qui est justement... un piège pédagogique ; j'imagine que comme 99% des helléniste, tu as appris ta conjugaison avec λύω, c'est une convention pédagogique qui s'est fixée au XIXe siècle au moins.
Partant de là, on peut dire que pour 60% de la conjugaison, l'accent est mécanique et remonte le plus loin possible :
donc, "il ne sert à rien" (mais corollaire : c'est là qu'il est le plus facile à apprendre...).
On peut dire aussi que pour 40%, il obéit à des règles fixes non mécaniques : toujours sur la syllabe qui précède les infinitifs en -ναι par exemple : λελυκέναι, τεθῆναι, δῦναι ; donc, à la rigueur, on pourrait dire "qu'il ne sert à rien", puisqu'il n'indique pas un sens précis en lui-même.
Mais : il a conflagration entre ces deux logiques, et donc des paires significatives,
et c'est ce qu'on ne voit pas quand on apprend λύω qui est bêtement dissyllabique ! : βασιλεῦσαι infinitif aoriste actif ("avoir régné") VS βασίλευσαι impératif aoriste moyen ("règne dans ton intérêt" - OK, traduction idiote).
En fait : l'accent fait totalement partie du système, parce qu'il est le corollaire d'un autre point qu'en français du moins nous sommes totalement incapables de penser :
la quantité syllabique.
Exemple : les infinitifs des aoristes II sont périspomènes (λιπεῖν), alors que les infinitifs des présents thématiques remontent l'accent : λύειν.
Lecture "paranoïaque", qui est celle de n'importe quel élève : (1) "mais pourquoi est-ce qu'ils s'embêtent à avoir des aoristes irréguliers qui ressemblent fichtrement à des présents au lieu d'écrire bêtement ἔλειψα ?" (en fait, précisément, cette forme régularisée existe), (2) "et pourquoi est-ce qu'
ils nous embêtent au surplus avec un truc accentuel débile
?".
Sauf qu'en fait, λιπεῖν, c'est λιπέειν (ou plutôt : λιπ+έ+ειν) : pour les anciens, au moins jusqu'à l'époque alexandrine, c'est complètement logique : radical/voyelle thématique / terminaison d'infinitif.
C'est nous qui sommes victimes d'une illusion d'optique, parce qu'on perd de vue qu'un périspomène, c'est juste une longue avec un accent aigu sur le premier temps : άα = ᾶ.
Et nous sommes victimes d'une autre illusion (mais là, c'est de leur faute) : la notation des longues a complètement cafouillé au IVe siècle, et nous n'arrivons pas à "voir" (même quand on le sait) que ου = οο et ει = εε.
- ils représentent pour la majorité des apprenants une prise de tête absolue, barbante et insensée, au vu de l'effort herculéen à déployer pour maîtriser un système d'accent dont on ne sait même pas vraiment comment il est censé être prononcé exactement (je pense notamment au grave, dont la prononciation n'a donné lieu qu'à de timides hypothèses, ou à l'esprit rude sur rho).
Comme l'écrit Bizos dans son
Cours de thème grec : "il ne faut pas se faire une montagne de l'accentuation". 80% des règles s'assimilent rapidement. La grosse difficulté, c'est de penser à apprendre l'accent premier de chaque mot - et les 20% restants !
J'avoue que des années après, j'ai toujours une peur panique devant les enclitiques un peu complexes (
les enclitiques dissyllabiques en cascade !).
La nature de l'accent grave n'est pas si mystérieuse que cela ; ou plutôt : ce n'est pas parce que nous n'en maîtrisons pas la réalité qu'il n'avait pas de réalité ; voici exactement ce qu'écrit Michel Lejeune dans sa
Phonétique historique §383
Nous ne savons pas quelle différence phonétique pouvait exister entre la dernière voyelle d'un baryton dans le cours de la phrase (καλὸς) et une voyelle atone quelconque en syllabe finale (comme celle de γάμος...). Mais, psychologiquement, elles différaient à coup sûr ; au sentiment de ceux qui parlaient, une voyelle finale susceptible d'intonation dans certaines conditiosn (à la pause et devant enclitique), et dont l'élision entraînaient l'intonation de la voyelle précédent, n'était pas de même qualité qu'une voyelle finale non intonable. Dans la musique notée des hymnes delphiques, jamais la voyelle finale d'un oxyton, devenu baryton dans la phrase, n'est chantée sur une note moins élevée qu'un autre voyelle du mot : elle n'est donc pas assimilée à une voyelle finale ordinaire
En conclusion, je dirais que le système orthographique du grec ancien n'est certes pas aussi simple que des systèmes biunivoques presque parfaits comme l'espagnol, mais il n'est pas non plus absurdissime comme celui du français ou de l'anglais. Il serait plutôt comme l'allemand : un peu de "traces" diachroniques qui compliquent les choses (Rad ~ Rat, même son), quelques concesssion au pédantisme (la graphie <qu-> latinisante, prononcée [kv]), beaucoup d'accomodements pour mettre d'accord des systèmes non unifiés dans l'espace ou dans le temps (élèves, je me demandais pourquoi des adjectifs en <-ig> et d'autres en <-ich> qu'on m'apprenait à prononcer de la même façon). Mais dans l'ensemble, ça tient debout.
SAUF QUE : l'allemand, nous l'écoutons, que ce soit à travers YouTube ou sur le vieux lecture de bandes magnétique de ma prof de 6e
! Alors que pour le grec ancien, nous superposons une prononciation médiocre et minimaliste sur un système graphique très développé et maximaliste. Mais quand il a été constitué, il avait encore du sens.
EDIT : et je vous rassure, je me suis planté trois fois dans les balises en postant ce long message ; c'est le même problème en fait : logique, mais prise de tête...