Latin : Grammatice ... (Quintilianus)

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Achille
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Latin : Grammatice ... (Quintilianus)

Post by Achille »

Bonjour,

Sur la page de garde d'une grammaire ancienne, je lis :
Grammatice plus habet in recessu quam fronte promittit (Quint. I, 4)
Je traduis :
La grammaire a plus dans ses recoins qu'elle met en avant.
Ai-je compris le sens ?

Je vous remercie.
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Sisyphe
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Re: Latin : Grammatice ... (Quintilianus)

Post by Sisyphe »

:D Ne me lancez pas sur Quintilien ! Un de mes chouchous...

En fait, la citation est à demi-fausse, disons qu'elle est tronquée, le mot grammatice (dont au passage vous noterez qu'il s'agit du mot grec : Quintilien ne "latinise" pas, alors que la forme grammatica existe dès avant son époque) est réintroduit. Voici le passage exact, c'est le début du chapitre 4 du livre I :
[De grammatice] [1] Primus in eo qui scribendi legendique adeptus erit facultatem grammaticis est locus. Nec refert de Graeco an de Latino loquar, quamquam Graecum esse priorem placet: utrique eadem via est. [2] Haec igitur professio, cum brevissime in duas partis dividatur, recte loquendi scientiam et poetarum enarrationem, [3] plus habet in recessu quam fronte promittit . Nam et scribendi ratio coniuncta cum loquendi est et enarrationem praecedit emendata lectio et mixtum his omnibus iudicium est
Soit, pour reprendre grosso modo la traduction de Jean Cousin, chez Budé :

[De la grammaire] Lorsque l'enfant saura écrire et lire, la première place revient au grammaticus. Ce que je dis se rapporte indifféremment au maître grec ou au maître latin, bien que je préfère donner au grec la priorité ; la méthode et la même pour l'un et l'autre. Donc, c'est enseignement, malgré sa division très sommaire en deux parties, correction de l'expression orale et commentaire des poètes, a plus de richesse dans son arrière-plan qu'il ne promet en façade. Car l'art d'écrire est lié avec l'art de parler et le commentaire implique d'abord une lecture sans faute, et dans tous ces exercices, intervient le sens critique.
En l'occurrence, vous voyez que le mot grammatice n'intervient pas vraiment : le "[de grammatice]", comme l'indiquent les crochets, est un ajout de certains manuscrits médiévaux pour mieux se repérer.

Ensuite, le haec professio ne renvoie pas uniquement à ce que nous appelons grammaire, mais au "métier du grammaticus". Et c'est là qu'il me faut vous expliquer tout Quintilien en trois lignes... C'est parti :prof: !

1) L'Institution oratoire fait partie de ces titres mal traduits : "institution" signifie ici "instruction, enseignement" (comme on parle d'instituteur), il s'agit donc d'un "traité sur l'enseignement de la rhétorique". Pas seulement sa théorie, mais toute sa didactique.

2) À Rome, un élève passe par trois maîtres successifs : le magister (qui correspond à peu près notre école primaire), le grammaticus (qui correspond à peu près à notre secondaire) et le rhetor (qui tient lieu d'université). Quintilien se place du point de vue du rhetor, donc de l'aboutissement des études. Mais dans le livre I, il récapitule tout ce que doit avoir fait le "grammaticus" antérieurement (non sans la légère condescendance du maître supérieur pour le maître inférieur : celle du prof de collègue vis-à-vis des instit', du prof du lycée vis-à-vis des profs de collège, etc. ;) ).

3) Dans ce passage, Quintilien énonce une division qui existe encore douloureusement chez les professeurs de lettres aujourd'hui : est-on un professeur "de français", occupé à la transmission de la langue, ou bien un professeur "de littérature", occupé à la transmission d'un patrimoine littéraire ? Les deux mon capitaine, répond Quintilien (et moi avec !). La "grammatice", ici, c'est bien ce double objectif pédagogique : correction de l'expression écrite et orale d'un côté, et approche "active" du patrimoine littéraire de l'autre, à travers un exercice ("l'enarratio poetarum") que Cousin traduit pour simplifier par "le commentaire"... Sans être totalement notre "commentaire composé" tel qu'on l'apprend au lycée, c'est en tout cas une pratique pédagogique qui s'en rapproche : utiliser les textes des auteurs comme un corpus pour écrire à partir des textes selon des règles précises qui permettront de mieux "assimiler" le texte dans ses références culturelles comme dans sa technique rhétorique... Afin de pouvoir, plus tard (quand on en sera au rhêtor), être capable de produire soi-même de beaux et vrais discours.

4) Dans les lignes suivantes, Quintilien va expliquer que pour cette raison, le travail du "grammaticus" ne doit pas se limiter totalement à ces deux aspects, puisque pour bien manier la poésie, il faut avoir des bases en musique, que pour bien comprendre les poètes, il faut avoir des bases en mythologie, en histoire et en astronomie, etc. C'est le sens du "in recessu" (par derrière, derrière soi, "en background" comme on dit chez les profs !). C'est en cela que le grammaticus correspond assez bien à notre collège/lycée, sauf qu'un seul grammaticus (en fait, deux : un pour le latin et un pour le grec) fait le travail d'une équipe pédagogique aujourd'hui, mais avec une prédominance d'une matière (le latin - aujourd'hui ce sera le français et les maths). C'était d'ailleurs le cas dans nos lycées jusqu'au milieu du XIXe siècle : une classe avait un prof faisant 80% de l'emploi du temps (pour le français, le latin, l'histoire, la géographie, la littérature et la "culture générale" telle qu'on la concevait à l'époque) et quelques maîtres complémentaires faisaient éventuellement des choses plus techniques (sciences, langues, dessin).

Jusqu'en 2014, on parlait d'ailleurs encore chez les profs de lycée "d'heure de première chaire" : le cours le plus "lourd" du service - typiquement une classe d'examen - donnait lieu au décompte d'une heure supplémentaire... C'était un reste de cette situation archaïque.

:sun: Mais j'aime bien votre traduction quand même...
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)
Achille
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Re: Latin : Grammatice ... (Quintilianus)

Post by Achille »

Merci beaucoup pour ce long commentaire auquel j'ai trouvé beaucoup d'intérêt. Il me semble avoir bien compris que Quintilien faisait allusion aux connaissances et aux ramifications cachées derrière le terme "grammaire". Conçue ainsi, la grammaire est loin d'être aussi sèche qu'elle pouvait paraître à l'élève de 10-11 ans de mes lointaines années.
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