Oh ! Que voilà un joli cadeau pour un soir de Noël !
Achille wrote: ↑24 Dec 2019 12:00
Bonjour,
J'ai terminé les traductions de Maunoury et de Mouchard. J'ai beaucoup appris avec les manuels de ces deux auteurs : du vocabulaire avec le premier, de la grammaire et de la conjugaison avec le second qui distille les nouveautés petit à petit dans un texte suivi et historiquement intéressant. J'ose maintenant me lancer dans des textes d'auteurs. Ainsi je traduis des textes proposés dans un manuel scolaire d'avant-guerre destiné à la classe de seconde.
Donc : des textes de niveau licence aujourd'hui !
Je n'exagère même pas.
L'un de ces textes est extrait de " l'Expédition d'Alexandre " , d'Arrien.
Très belle lecture, mais pas le grec le plus simple qui soit !
Voici une phrase qui m'interroge. Pourquoi l'auteur utilise-t-il l'infinitif
εἶναι et non le présent ou l'aoriste de l'indicatif pour raconter ? Et même toute la suite de l'histoire est à l'infinitif. On le voit (
ἐντυχεῖν et
εἰπεῖν) dans la seconde phrase ci-dessous.
Λόγος δὲ περὶ τῆς ἁμάξης ἐκείνης παρὰ τοῖς προσχώροις πολὺς κατεῖχε, Γόρδιον εἶναι τῶν πάλαι Φρυγῶν ἄνδρα πένητα καὶ ὀλίγην εἶναι αὐτῷ γῆν ἐργάζεσθαι καὶ ζεύγη βοῶν δύο, καὶ τῷ μὲν ἀροτριᾶν, τῷ δὲ ἁμαξεύειν τὸν Γόρδιον.
J'ai traduit ainsi (je vous mets ma traduction littérale) :
La légende au sujet de ce chariot est grande chez les voisins, Gordios est un pauvre homme parmi les Phrygiens d'autrefois et une terre peu considérable à travailler est à lui, et deux attelages de boeufs, d'une part pour le fait de labourer, d'autre part pour le fait de voiturer Gordios.
Toute la série de propositions infinitives développe λογός : "l'histoire <qui dit que>". C'est très courant ; on peut aussi trouver "ὡς" après un nom contenant l'idée de "dire, raconter, affirmer". La proposition subordonnée infinitive est un des artifices que le grec utilise pour marquer le style indirect, encore plus que le latin (précisément parce que le grec a d'autres manière de compléter un verbe de parole), et on peut trouver des paragraphes entiers rédigés au style infinitif développant un vague verbe de parole au début. Si vous avez des bases en allemand, c'est un peu l'équivalent du subjonctif I (dans les thèses d'avant-guerre, on peut trouver de même une page entière à ce mode pour signaler qu'on est en train de résumer la pensée d'autrui).
Il faut rendre en français comme un début d'histoire : "La légende au sujet de ce char est très célèbre chez (nos ?) voisins il y avait autrefois un Phrygien nommé Gordios, qui labourait etc."
Une seconde phrase dont le sens du verbe
ἔσχε m'échappe. Je m'interroge aussi sur le pronom
οἱ qui a pedu son accent circonflexe :
Προσάγοντα δὲ κώμῃ τινὶ Τελμισσέων ἐντυχεῖν παρθένῳ ὑδρευομένῃ καὶ πρὸς ταύτην εἰπεῖν ὅπως οἱ τὸ τοῦ ἀετοῦ ἔσχε·
Oulà, ça, c'est déjà plus méchant.
Le pronom datif οἷ
peut être atone, mais le Ragon-Dain n'est pas clair du tout sur la question, et se contente de mettre la variante atone entre parenthèse à côté de la variante périspomène (§84).
Il faut aller chercher la réponse dans la
Morphologie historique du grec de Chantraine, §155 : le pronom accentué est un réfléchi réel, le pronom inaccentué "vaut un anaphorique". Dans la phrase, il est même ce que l'on nomme un réfléchi indirect : il renvoie nom pas au sujet de ἔσχε mais au sujet du verbe introducteur.
Le même Chantraine explique bien d'ailleurs que "ce pronom est en attique un archaïsme qui tend à disparaître", et qui ne survit plus réellement que dans ce genre de réfléchi indirect. Chez Arrien, c'est carrément une fioriture, comme lorsque Voltaire écrit dans un titre de chapitre de
Candide "et comment il fut chassé d'icelui", pronom disparu en français au début du XVIIe siècle.
Du coup, et quoique n'ayant pas le contexte, je traduirais volontiers par "et il lui dit ce qu'il en était à ses yeux de l'histoire de l'aigle".
N'oubliez pas que le sens premier de ἔχω, c'est "(se) tenir, porter". On a ici une variante de l'expression οὕτως ἔχει <τὰ πράγματα> "il en est ainsi, les choses sont ainsi, telle est la situation".
Spontanément et au regarde de l'ordre des mots, je pense que κώμῃ τινὶ Τελμισσέων se traduirait plutôt par "un village de la région de Telmesse" (littéralement "un village des Telmissiens", dans la mesure où on ne désigne presque jamais un territoire par son nom propre mais par le nom légal de ses habitants, on dit "chez les Athéniens" et non "à Athènes" ; il faut reconnaître que les indications du Bailly, qui ne doit pas bien connaître Arrien et qui mélange plusieurs noms propres, ne sont pas claires du tout. À mon avis, le territoire légal des "Telmissiens" englobe non seulement le "chef-lieu" Telmessos mais aussi beaucoup de villages péri-urbains, comme on parlerait chez nous d'un hameau "de la commune de X", ou en Italie d'une
Frazione).
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)