
Oh bin zut alors ! Que des questions passionnantes... Il faut donc que j'y réponde ; et je ne vais donc pas avoir le temps de faire le boulot scolaire et ennuyeux de préparation de ma rentrée que j'avais prévu de faire ce soir... Comme c'est dommage !
aymeric wrote: ↑14 Aug 2020 14:43
Merci beaucoup Sisyphe ! Passionnant comme toujours.
on a pu croire du temps de Schleicher qu'on reconstituerait une "vraie" langue (qui ressemble furieusement à du sanscrit, d'ailleurs)
Est-ce à dire que le sanskrit est la langue indo-européenne vraisemblablement la plus "proche" de ce qu'aurait été le PIE ?

Vu du XIXe siècle, penser que le sanscrit, et en particulier le sanscrit védique était du "quasi-indo-européen" n'était pas absurde :
- C'est ce qui était le plus ancien à leur disposition ; si l'on retient la date de 1500 avant J.C.
- C'était la langue qui paraissait avoir conservé vivantes le plus de formes qui sont ensuite relictuelles dans les autres langues. Il y a huit cas en sanscrit, autant en russe (mais l'instrumental est déjà strictement prépositionnel), alors qu'on devine clairement en latin et en grec comment le locatif (résiduel en latin, caché dans des formes adverbiales comme οἴκοι "à la maison") et l'instrumental (et l'ablatif en grec) ont été "mangés" par d'autres. Idem pour les modes personnels : deux en latins (indicatif et subjonctif), trois en grec (indicatif, subjonctif et optatif, mais ce dernier est en régression), trois en sanscrit.
- Cette logique de "perte successives" semblait répéter le modèle des langues de notre ère : le latin a des cas mais les perd progressivement (plus que deux en anciens français et en roumain), les langues modernes ont tendance à perdre le subjonctif (de plus en plus périphrastique en allemand :
er würde kommen plutôt que
er käme, strictement périphrastique en néerlandais, totalement disparu en anglais sauf archaïsmes du type
God save the queen, etc. etc.).
- Accessoirement, les védas sont des texte religieux qui témoignent d'une cosmologie très élaborée, d'une structure sociale qu'on retrouve résiduellement ailleurs et d'une proto-histoire d'un peuple qui a le souvenir de s'être "déplacé" avant.
Certains diront que le mouvement "d'Est en Ouest", de l'Inde du Nord à l'Europe, avait aussi quelque chose qui flattait un peu les conceptions philosophiques, notamment hégéliennes, de l'époque.
Sauf qu'entre-temps, on a découvert le hittite, qui est au moins aussi anciens,
mais qui ne rentre pas du tout dans le schéma d'évolution de "l'indo-européen à huit cas". Ni d'ailleurs dans le schéma d'évolution phonétique.
J'avais cru comprendre que c'était le lituanien ?

C'est un nationaliste lituanien qui vous a dit ça ?
Le lituanien, autant que je le connais (c'est-à-dire : par les livres,

), a quantité de traits qui n'existait absolument pas en indo-européen :
- Des phonèmes nasaux et un système compliqué de diphtongues
- Des cas secondaires (illatif, allatif) dus à l'influence des langues fenniques
- Une préverbation aspectuelle assez systématique...
Au mieux, on peut dire que, de temps en temps, le lituanien conserve un peu congelé quelques mots de vocabulaires qui ont disparu d'autres langues, comme
su "avec", qui est le σὐν du grec, ou
pilis "citadelle", qui est le premier sens de πόλις (et de
pur en sanscrit, d'où tous les toponymes indien en
-pur). Certes, quand j'ouvre mon
Parlons lituanien, je reconnais certes tout de suis quelques mots, comme
sunus "fils" ou
jus "vous" - mais
son et
ye en anglais classique ne sont pas si loin non plus ! Et je suis sûr qu'en faisant la liste du vocabulaire d'origine russe ou fennique, on arriverait à autant de mots.
Si j'en juge par la conjugaison du présent, la distance (l'usure) avec l'indo-européen "théorique" est la même qu'en latin ou en grec. Ou même qu'en roumain, d'ailleurs. Donc : moins "évolué" que d'autres langues contemporaines, mais pas de "l'indo-européen" en barquette Findus non plus.
l'évolution scientifique ultérieure n'a cessé de brouiller les choses. L'arrivée de la théorie laryngale montre cette évolution : il n'y a toujours pas consensus pour savoir ce qu'étaient ces phonèmes, si même d'ailleurs ils ont réellement existé comme tels : ce sont des structures théoriques.
Donc si je comprends bien, ça marche un peu comme en physique : on se fiche de savoir à quoi peuvent bien "ressembler" les choses (un quark, ou une laryngale) dont on parle, du moment que la supposition de leur existence permet d'expliquer le comportement de la matière (ou, ici, des langues actuelles) qu'on examine ?

C'est
exactement ça.
alors que tenter d'apprendre leur système de déclinaison à mi-chemin entre le grec et le sanscrit, cumulant à peu près toutes les exceptions, ça n'a pédagogiquement aucun sens

!
Effectivement. À ce sujet : "
leur système de déclinaison" : c'est donc un système de leur cru ? Diffère-t-il des théories existantes, ou vient-il simplement combler un vide théorique, parce qu'on ne sait pas trop comment se déclinaient les noms du PIE ?
En gros : leurs tableaux ressemblent à ce qu'on trouvait encore dans les manuels universitaires des années 50, qui n'avaient pas encore "digéré" le hittite et le tokharien.

Le système de déclinaison de "l'indo-européen à huit cas", il est assez clair et net : c'est le point sur lequel les langues-filles se superposent le mieux, et les jésuites du XVIe siècle en mission aux Indes l'avaient déjà remarqué ! Si je mets l'un à côté de l'autre la "deuxième déclinaison" en latin archaïque / grec homérique / sanscrit, ça saute au yeux :
N. equos / ἵππος / açvas
V. eque / ἵππε / açva
Ac. equom / ἵππον / açvam
G. equosio / ἵπποιο / açvasya
Si j'admets que les /o/ et les /e/ deviennent indifféremment des /a/ en sanscrit, et qu'un /-m/ final devient un /-n/ en grec, j'ai facilement : *-os, *-e, *-om, *-osjo. Au passage, vous remarquez qu'il y a une alternance vocalique "e/o", comme c'est d'ailleurs le cas pour les verbes en grec ancien si vous avez déjà bien appris votre présent (la terrible "voyelle thématique" à apprendre par coeur : ο, ε, ε, ο, ε, ο)... Ce qui en fout un coup au mythe du "sanscrit quasi-indo-européen", puisque c'est la seule langue qui la fait disparaître complètement !
Le problème, c'est qu'il n'est pas certain que le modèle "à huit cas" soit le plus ancien, à cause :
1) du hittite
2) du bazar objectivement constaté dans toutes les langues : si vous avez fait du latin, vous vous êtes certainement demandé pourquoi il n'y a jamais de différence entre ablatif et datif au pluriel ("... rosis, rosis" !) et pourquoi les neutres ne distinguent jamais nominatif et accusatif.
Les indo-européanistes s'en tirent en étageant : l'indo-européen à huit cas, ils l'appellent "proto-indo-européen III" (ou "late proto-indo-european"), c'est le plus facile à reconstituer (et c'est celui qui sert de base à l'invention que ce fil a pour sujet)... Et ensuite, ils spéculent sur un "PIE II" et un "PIE I", mais plus on remonte, et plus c'est éthéré, évidemment (car on extrapole à partir d'extrapolations !).
- "ad + acc. + podí = chez" : pourquoi s'embêter à inventer des circompositions ? "Ad" aurait suffi... Il n'y avait probablement pas de prépositions proprement dite en indo-européen
Oui là je suis complètement perdu. Donc ils essayent de reconstruire un indo-européen viable, mais inventent des trucs qui n'existaient pas en PIE et qui ne sont même pas nécessaires ? Je ne comprends plus trop la démarche, là.

J'ai l'impression qu'ils veulent caser le fait que, dans toutes les langues filles, des noms de parties du corps ont donné des prépositions. Le
ante du latin = ἀντὶ du grec, en hittite, veut dire "front".
En soi, d'ailleurs, c'est totalement banal, cf. en français : "en face de, au pied de, vis-à-vis de" (ancien français
vis = le visage).

C'est toute l'absurdité de la démarche : faire d'une langue à partir d'éléments originels. C'est comme de vouloir faire remonter
gendarme en français à
gentes de armis en latin ! Oui, chaque mot provient du mot latin en question, mais *
gentes des armis ne veut strictement rien dire dans cette langue ! De même qu'il n'a jamais dû exister en ancien français de
croix-contrée (
cross-country !)...
3) Apprendre le proto-indo-européen théorique et "chimique", c'est l'oeuvre d'une vie. Ce qui peut être profitable, en revanche, c'est de vous procurer le Dictionnaire étymologique de la langue grecque[/url] de Pierre Chantraîne... Qui vous donnera tous les rapprochements dont vous rêvez.
Donc en fait, essayer d'apprendre le PIE scientifique serait un peu l'équivalent d'essayer d'utiliser un logiciel sans interface, en ne voyant que du code s'afficher à l'écran ? En effet c'est décourageant.

C'est
exactement ça.
Éventuellement, savoir ce qu'est une variable, un script ou un opérateur bouléen, ça peut vous aider à comprendre pourquoi le logiciel beugue.
Là, c'est pareil.
En fait, je m'intéresse non seulement au latin et au grec, mais aussi au russe (que je suis toujours en train d'apprendre tant bien que mal) et au pali, qui est sur ma liste. D'où cette idée que des rapprochements latin-grec-pali-russe pourrait être intéressants à titre personnel. J'ai d'ailleurs remarqué que les "palisants" (? espèce visiblement assez rare) s'appuient souvent sur des rapprochements pali-sanskrit-PIE quand ils parlent sémantique, mais je ne sais pas quelles sont leurs sources.
Comme aide pédagogique, je suis d'accord. Avoir un peu d'indo-européen en tête, ça facilite les choses.
Pour le russe, je vous conseille deux ouvrages du même Sergueï Sakhno (prof aux langues-o')
-
Dictionnaire Russe-français d'étymologie comparée, L'Harmattan
-
100 racines essentielles du russe, ellipse (qui est la version condensée)
Le premier en particulier vous met "sous les yeux" le russe
gus' "oie", l'allemand
Gans, et le français scientifique "anséridé". Celui du milieu permet de "faire le pont" (
anséridé vient du latin classique [/i]anser[/i], mais qui plus archaïquement s'écrit
hanser, et en gros, il faut poser un truc comme *ghəns comme étymon...
... Qu'en indo-européen "super-scientifique" on écrit maintenant *ģʰh₂-ns !
... Qui vous donne aussi
žąsìs en lituanien, et χἠν en grec ancien (le chénopode est un nom plus scientifique d'une plante appelée aussi "ansérine blanche" et
white goosefoot en anglais, tout se tient !)

il en a des centaines, même s'il convoque rarement le groupe indo-aryen (mais il vous rappelle quand même l'étymologie commune de
mir "la paix",
mitiger et le dieu Mithra !).

Et puis il y a des étymologies formidables, comme "crime" et "Kremlin" ! Effectivement apparentés.

Pour les pâlis, là, je suis incompétent. Mais tous les dictionnaires étymologiques (du latin, du grec, du russe) ont des index inversés, donc si vous avez au moins la forme sanscrite correspondante, je peux vous retrouver un éventuel lien avec les groupes que je maîtrise.
Merci encore pour toutes ces références et pour les explications captivantes.
