Alors :
- D'un point de vue contrastif, on pourrait opposer les langues où mettre une article devant un prénom est franchement incongru (c'est le cas de l'anglais, autant que je sache), les langues où c'est relativement banal même si c'est toujours l'expression d'une proximité psychologique (allemand, grec) ; et les langues comme le français où c'est "officiellement" interdit mais somme toute assez banal dans une langue populaire et/ou dialectal.
- D'un point de vue sémantique, un grammairien un peu pompeux
(donc : moi) vous dira que le rôle d'un déterminant est de permettre l'actualisation discursivo-référentielle des potentalités énonciativo-sémantiques du nom...
... C'est une évidence, mais j'explique quand même : "chat" n'existe que dans un dictionnaire ou un catalogue ou une petite annonce ("chat à vendre"), ou éventuellement (mais c'est devenu un peu archaïque en français) dans une expression généralisante : "chat échaudé craint l'eau froide"... Ce n'est pas seulement, ce n'est même pas du tout un constat empirique que j'ai fait dans la réalité (je n'ai pas pris un chat et je ne l'ai pas passé sous l'eau chaude), c'est un principe que j'énonce. Le déterminant permet "d'actualiser", c'est-à-dire d'impliquer dans le réel ; au minimum, il l'implique de façon strictement discursive : si je dis "le chat est joueur par nature", même s'il n'y a pas de chat devant moi, au moins j'entre dans une interaction potentielle avec mon interlocuteur (je lui transmets une information qui pourra constituer la suite d'un discours, et éventuellement provoquer une réponse, etc. - alors que "chat à vendre" ne provoque aucun discours et ne suppose pas un interlocuteur). Au maximum, l'article implique la
référence, c'est-à-dire le renvoi à être un réel : "oh, regarde le chat !".
... Or, par définition, un nom propre est mono-référentiel : si je dis "Charlemagne est couronné en l'an 800", il n'y en a qu'un dans tout mon univers de référence. Donc, le déterminer serait en tout logique absurde... Sauf si contextuellement, la référence individualisante disparaît, ce qui est déjà plus logique au pluriel : "les Auguste ont leur fête le 29 février".
- D'un point de vue sociologique, mais en lien avec le point précédent, j'ai toujours eu l'impression que le recours à l'article n'est pas seulement populaire (il n'apparaît pas du tout chez mes élèves de banlieue entre eux), mais appartient à des espaces sociaux où, justement, on est
un peu moins un individu, parce que la cohésion du groupe demeure forte : on est "le Pierrot de la Marie, çui qu'a marié la Jeanne qui tenait la boutique de la mère Dupont qu'était la fille au Jeannot qui s'était remarié avec une femme pas d'cheux nous". Cette obsession généalogico-sociale, je la vis
encore dans une partie de ma famille ; ça va généralement de pair avec une fréquentation assidue des cimetières ("on est allé s'occuper des morts", "faudrait faire réparer la tombe de la grand-mère Dugenou" - morte en 1947, qui est une cousine au huitième degré) et une emprise catholique assez forte. Et jusqu'à il y a peu, ça allait aussi de pair avec une faible circulation des prénoms : celui du parrain, celui de la marraine, celui du grand-père, celui du père pour le premier-né, et un nom d'apôtre ou de grande sainte pour tout le monde. Et vous vous retrouvez avec douze Pierre, cinq Jean, seize Marie, et éventuellement déclinés en Pierre-Auguste et en Marie-Anne.