Solution à un vieux problème en sanskrit

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Latinus
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Solution à un vieux problème en sanskrit

Post by Latinus »

Salut !

Il y a quelques jours, j'ai pensé à nos linguistes ayant quelques affinités avec le sanskrit. Suivez mon regard :loljump:

En lisant un article, j'ai appris qu'il y avait jusqu'à présent un problème de (choix de) règles de grammaires (dans les règles établies par Pāṇini il y a près de 2500 ans) sur lequel de nombreux spécialistes s'étaient cassé les dents.

D'après l'article, un thésard à Cambridge a trouvé une solution ne produisant pratiquement pas d'exceptions (almost no). D'après lui, le fait que plusieurs règles de grammaire pouvaient s'appliquer était une mauvaise interprétation.

https://studyfinds.org/grammatical-puzzle-solved/

Cela ouvre la voie énormément de portes, allant de l'apprentissage jusqu'à (un gros mot) l'informatisation.

A quand la prochaine vague de tatoo approximatifs ? :shy:

:hello:
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Sisyphe
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Re: Solution à un vieux problème en sanskrit

Post by Sisyphe »

:D ;) :evil: Alors là, on est clairement dans le cas typique de l'emballement médiatique parfaitement résumé ici : "The science news cycle" :ape: !

:yoda: Comme d'habitude, il m'a fallu cinq minutes pour retrouver non seulement le résumé de la thèse (ci-après), et toutes les références nécessaires sur Wikipedia même pas en anglais, mais même la thèse elle-même fully accessible, comme on dit en hindi : https://www.repository.cam.ac.uk/bitstr ... sAllowed=y
If two rules are simultaneously applicable at a given step in a Pāṇinian derivation, which of the two should be applied? Put differently, in the event of a ‘conflict’ between the two rules, which rule wins? In the Aṣṭādhyāyī, Pāṇini has taught only one metarule, namely, 1.4.2 vipratiṣedhe paraṁ kāryam, to address this problem. Traditional scholars interpret it as follows: ‘in the event of a conflict between two rules of equal strength, the rule that comes later in the serial order of the Aṣṭādhyāyī, wins.’ Pāṇinīyas claim that if one rule is nitya, and its simultaneously applicable counterpart is anitya, or if one is antaraṅga and the other bahiraṅga, or if one is an apavāda (exception) and the other the utsarga (general rule), then the two rules are not equally strong and consequently, we cannot use 1.4.2 to resolve the conflict between them. The nitya, antaraṅga and apavāda rules are stronger than their respective counterparts and thus win against them. But this system of conflict resolution is far from perfect: the tradition has had to write numerous additional metarules to account for umpteen exceptions. In this thesis, I propose my own solution to the problem of rule conflict which I have developed by relying exclusively on Pāṇini’s Aṣṭādhyāyī. I replace the aforementioned traditional categories of rule conflict with a new classification, based on whether the two rules are applicable to the same operand (Same Operand Interaction, SOI), or to two different operands (Different Operand Interaction, DOI). I argue that, in case of SOI, the more specific i.e., the ‘exception’ rule, wins. Additionally, I develop a systematic method for the identification of the ‘more specific’ rule – based on Pāṇini’s style of rule composition. I also argue that, in order to deal with DOI, Pāṇini has composed 1.4.2, which I interpret as follows: ‘in case of DOI (vipratiṣedha), the right-hand side (para) operation (kārya) prevails.’ I support my conclusions with both textual and derivational evidence. I also discuss my interpretation of certain metarules teaching substitution and augmentation, the concept of aṅga, and the asiddha and asiddhavat rules and expound on not only their interaction with 1.4.2 but also their influence on the overall functioning of the Pāṇinian machine.
:c-com-ca: Du coup, il faut que j'explique, c'est ça ? :prof: Bon, bon, bon, bon, bon :

1) Il s'agit seulement d'un des livres de Pāṇini, l'Aṣṭādhyāyī, qui compiles des règles sous la forme de sûtra à apprendre. En gros : imaginez un livre entièrement fait de formulettes comme "mais, ou, et, donc, or, ni, car ?" ou bien "les 'si' n'aiment pas les <-rait" et autres "le chapeau de la cime est tombé dans l'abîme" (pas de circonflexe à "cime" !) que vous avez apprises au collège, sauf qu'il y en aurait quatre mille.

2) Au sein de ce recueil, il ne s'agit que du troisième chapitre, le Gaṇapāṭha, qui traite de la dérivation. C'est à dire le fait de faire un mot à partir d'autres mots :
- Racine *sti "se tenir debout"
- "Constituer" = verbe
- "Constitution" = pour faire un nom d'action, j'ajoute le suffixe <-tion>
- "Constitutionnel" = pour faire un adjectif de ce nom j'ajoute <-el>, et au passage je suis obligé de redoubler le <n>
- "Constitutionnellement" = pour faire un adverbe de cet adjectif, je prends le féminin et j'ajoute <-ement>
-"Anticonstitutionnellement" = pour faire son inverse sémantique, j'ajoute le préfixe <anti->
C'est ça, sauf que la dérivation en sanscrit est exponentiellement plus riche et donc plus complexe, puisque cette langue peut fabriquer des mots gigantesques. J'en avais fabriqué un il y a quelques années, tellement rempli de fautes qu'il a dû provoquer une crise cardiaque à six ou sept réincarnations de Pāṇini à la suite (même si PC2 avaient eu la gentillesse de le valider ;) ; ils me manquent, les méta-jumeaux :zoum: ).

3) Le problème est donc : (a) de trouver des règles d'engendrement systématisées, (b) de régler le cas des exceptions dont le sanscrit est rempli, comme toutes les langues (même l'espéranto n'y échappe pas complètement). Imaginez que je mette en alexandrins la règles suivante (ce que j'ai la flemme de faire) : "pour obtenir un adverbe, je dois mettre un adjectif au féminin et rajouter <-ement> ; cela fonctionne à 90%, mais je fais devoir composer avec :
- Les adverbes qui ne se terminent pas par <-ement> : "beaucoup, très, vite..."
- Les adverbes qui ne partent pas du féminin : "vraiment" et non pas *"vraiment", "joliment" et non pas "joliement", etc.


4) Donc, au besoin, je peux inventer d'autres règles (par exemple : "les adverbes ne se terminent pas par <-ement> quand ils sont composés de la réunion de deux mots indépendants : beau coup > beaucoup, d'avantage > davantage, pour tant > pourtant")". Le problème est qu'inévitablement, certains de ces 4000 sûtras entrent en contradiction deux à deux.

5) La seule "méta-règle" que formule Pāṇini est : "vipratiṣedhe paraṁ kāryam", littéralement "pour le conflit (vipratiṣedhe : datif) fais (kāryam : impératif du verbe kR "faire") le dernier/l'extrême/le pire (param : accusatif). C'est un peu court, et visiblement cela peut supporter différentes analyses, mais il faut se débrouiller avec cela. D'après ce que je comprends, on interprète traditionnellement cela par "en cas de conflit entre les règles, c'est la dernière règle énoncée dans l'ordre du livre qui s'applique".

6) Comme le fait très bien Rishi Rajpopat lui-même des pages 8 à 31 ( :c-com-ca: enfin, je ne sais pas s'il le fait "très bien", je n'ai pas les moyens de critiquer évidemment, mais il le fait comme doit le faire n'importe quel thésard), il y a déjà toute une tradition, antique ou moderne, avant lui qui traite de ce problème et qui a apporté telle ou telle lecture. Chercher à résoudre ce problème n'a donc rien de neuf. La solution qu'il applique est peut-être plus systématique voire systémique, plus organisée, bref : plus conformes aux standards de la science du XXIe siècle (d'après ce que je comprends, elle emprunte un peu à la "grammaire générative" américaine, d'où des flèches et des diagrammes un peu systématiques), et sans doute même très bonne, et c'est ce qu'a dû en penser le jury. Mais ce n'est qu'une réponse parmi d'autres, ce n'est pas LA solution finale d'un mystère mystique façon Indiana Jones déchiffrant le manuscrit de Voynich :papy: :-o !

7) Parler "d'informatisation" est pour le moins totalement excessif et typiquement journalistique :insane: . Le résumé parle de "Paninian machine", mais c'est une métaphore convenue pour désigner l'ambition de la grammaire paninéenne de couvrir toutes les règles de façon prévisionnelle, alors que la grammaire européenne s'est longtemps contentée d'énoncer des séries d'exceptions (je simplifie) ; à la toute fin de la thèse (p.213), l'auteur confronte avec la linguistique générative et notamment une sous-branche qu'on appelle la linguistique computationnelle, mais uniquement de façon prospective : en gros, pour ce que je comprends, il se demande en guise "d'ouverture" rhétorique (typique de la fin d'un mémoire) jusqu'à quel point le modèle paninéen tel qu'il le comprend "rentre" dans les catégories théorisées par Chomsky, qui elles-mêmes tendent à une formulation assez algorithmique des choses ; mais c'est une pure vue de l'esprit. Il ne s'agit pas de faire parler sanscrit un ordinateur, et ce jeune linguiste (brillantissime, de toute évidence) n'est pas du tout un spécialiste du "TAL" (traitement automatique des langues).

:sun: Bref : une excellente thèse dans un domaine confidentiel d'un côté, une bouillie journalistique généralisée (même BFMTV en parle !) à l'arrivée.

;) Au passage, tout le monde sait sur ce forum ce que je pense des tatouages en sanscrit, mais imbécilité pour imbécilité, je trouve que "vipratiṣedhe paraṁ kāryam" ("en cas de conflit, choisis le dernier") ferait un très bon slogan à se faire tatouer sur l'avant-bras. :jap:
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Maïwenn
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Re: Solution à un vieux problème en sanskrit

Post by Maïwenn »

Alors moi, je me fiche de cette thèse comme de mon premier gribouillis, mais je remercie quand même Rishi Atul Rajpopat pour l'occasion qu'il nous donne de relire Sisyphe s'exprimer sur le sanskrit (et les tatouages). :D
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Latinus
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Re: Solution à un vieux problème en sanskrit

Post by Latinus »

Moi on m'a enseigné qu'il fallait toujours croiser les sources... Et quoi de mieux que l'avis de Sisyphe pour nuancer l'article et développer le sujet :D

Merci :jap:
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