Sysyphe wrote:J'ignore si White Horse pourra vous lire... 17 ans plus tard !
Salut Sisyphe. Pour White Horse, je ne sais pas, mais moi, il se trouve que j’étais encore abonné à ce post

. Ca me fait drôle, d’ailleurs, de relire ce que j’écrivais il y a 17 ans, y compris quelques points avec lesquels je ne suis moi-même plus d’accord… Donc merci à Claude le Liseur d’avoir déterré le sujet.
Cela dit, il me semble que si on veut procéder rigoureusement, deux points importants à discuter sont les suivants :
- [1]. l’intérêt d’être un slaviste pour discuter de l’origine de l’alphabet cyrillique et glagolitique. Il se trouve en effet que nous n’avons pas conservé les plus anciens documents rédigés dans ces alphabets : les premiers textes conservés sont des inscriptions épigraphiques bulgares du milieu du Xe siècle ou le codex de Novgorod de la fin du Xe siècle (cyrillique), ainsi que les Fragments de Kiev ou le Codex Marianus vers le tournant de l’an 1000 (glagolitique). Tous ces textes datent donc d’au moins 80 ans après les premières occurrences, et ne fournissent pas d’indication quant à la date d’apparition des alphabets slaves, l’antériorité de l’un ou de l’autre, le lieu de production initial etc. Autrement dit, pour les origines, il n’y a pas de corpus. Dans ces conditions, une expertise linguistique comme celle des slavistes n'est pas toujours utile, et il faut se contenter, me semble-t-il, de l’approche historique, en exploitant les maigres sources du IXe siècle qui évoquent explicitement les alphabets slaves.
- [2]. Or c’est là le 2e point à discuter, et celui sur lequel l’opinion des spécialistes a le plus évolué durant les 20 dernières années. En particulier, le nœud du problème repose sur le crédit qu’on accorde aux Vies slavonnes de Constantin/Cyrille et de Méthode. C’est sur ces textes que repose l’essentiel du schéma historique proposé par Schramm (parmi d’autres !), résumé ci-dessus par Claude le Liseur. Or ces deux textes, de quand datent-ils et quelle confiance peut-on leur accorder ? Vers 1900, les chercheurs étaient partagés. En 1955, un article retentissant a fait admettre à tout le monde que ces deux sources étaient très anciennes, provenant d’auteurs qui avaient eux-mêmes connu les événements. Mais encore plus récemment, on a remis en cause ce point de vue, en signalant qu’elles contenaient de nombreux anachronismes, et qu’elles ressemblaient étrangement à ce que disaient des sources plus fiables (correspondance du pape, etc.), tout en déformant le contenu de ces dernières ; bref, il est très vraisemblables que ces deux Vies soient postérieures au IXe siècle et qu’elles aient plagié des textes antérieurs, ce qui explique à la fois leurs bonnes connaissances et leurs erreurs. La conséquence, c'est qu'il faut rejeter dans ces deux textes ce qui n'est pas confirmé ailleurs. Toute cette évolution historiographique sur l’hagiographie de Constantin/Cyrille et Méthode est présentée ici. Or si on ne retient plus le témoignage de ces deux Vies, le résultat change radicalement. On obtient alors, pour ne présenter que les grandes lignes, le tableau que voici :
- Constantin a bien produit un alphabet slave dans la seconde moitié du IXe siècle (NB : c’est sur ce point-là que j’ai le plus évolué depuis mes posts d’il y a 17 ans : j’avais alors loupé une lettre décisive d’Anastase le Bibliothécaire). Il est difficile de dire s’il a tout inventé ex nihilo, ou bien formalisé des évolutions naturelles qui étaient déjà en cours en Bulgarie à partir du grec (on sait qu’avant de produire son alphabet, il a voyagé le long de la mer Noire pour des ambassades en Chersonnèse, et qu’il a alors pu observer ce qui se faisait dans l’interface entre Byzance et les Slaves).
- Il a ensuite voyagé à Rome pour une mission diplomatique entre Byzance et le Saint-Siège, vers 870. C’est peut-être à ce moment-là qu’il a exporté son alphabet vers l’Occident (mais le transfert a aussi pu avoir lieu à Constantinople, car on y trouve alors des légats romains intéressés par la linguistique, notamment Anastase le Bibliothécaire que l’on voit se renseigner à propos de Constantin).
- Sans le témoignage des Vies slaves, nous n’avons aucune mention à propos d’une quelconque activité missionnaire de Constantin, ni de son séjour au nord des Alpes, ni d’une quelconque intervention missionnaire byzantine au nord du Danube et de la Drave, ni d’un appel morave à destination de Byzance.
- L’activité de Méthode, en revanche, est bien attestée par trois types de sources : a) la correspondance pontificale ; b) la
Conversio Bagoariorum et Caractanorum, rédigée vers 875 pour critiquer cet ecclésiastique et c) la mention de Méthode dans des livres de mémoire au IXe siècle. On perçoit donc que l’intéressé a œuvré comme archevêque à partir de 869 ou 870, d’abord en Pannonie puis en Moravie (et non pas l’inverse, comme le voulaient les Vies slavonnes), mais qu’il a travaillé sous drapeau romain et pas du tout byzantin. Ce faisant, il a tenté de promouvoir la messe en slavon, et a bien employé l’alphabet inventé par Constantin (soit dit en passant, le lien de fraternité entre les deux Grecs disparait si on adopte cette perspective).
- Quant à savoir si cet alphabet originel était cyrillique ou glagolitique, ça me paraît impossible à déterminer avec certitude en l’état actuel du corpus. Une hypothèse plausible consiste à envisager une évolution spontanée du grec oncial (tel qu’écrit au milieu du IXe siècle) vers le cyrillique, qui aurait alors été formalisé par Constantin, puis une évolution vers le glagolitique dont la graphie est plus sophistiquée. Cette hypothèse me parait la plus simple, mais ça reste une hypothèse.
Voilà quelques jalons pour prolonger la discussion… Et vive Lokanova/Freelang, où les débats se prolongent pendant des décennies !