Cl. Hagège explique justement très bien que que le mot "verbe" est la grande erreur, parce qu'il est indoeuropéocentré pour ne pas dire grécolatinocentré. En fait, l'absence de "verbe" ou mieux d'une "copule" dans les propositions existentielles (X = z) n'a rien d'inhabituel dans les langues
Je ne connais rien à la langue chinoise (ou mandarine) et c'est la première fois que j'entends parler de Hagège. Mais ce que vous dites tous deux ressemble beaucoup à ce que j'apprends des langues polynésiennes et océanes. Elles aussi sont d'origine asiatique (Indonésie et alentours). Les phrases sans verbe y sont au moins aussi nombreuses que les phrases avec verbe. Le verbe "être" (il existe dans la plupart de ces langues mais pas toutes) est souvent omis ; il suffit de mentionner ce qui serait en français le "sujet" et l' "attribut" et on peut omettre "être" sauf si cela peut prêter à quiproquo (ce qui arrive quand même souvent dans ces langues extrêmement polynomiques). Par exemple,
E tane ti'amā, traduit mot à mot, donne "Ce homme libre". Le
E, placé devant une forme nominale, est souvent un prédicat même si, placé là, ce n'est pas un verbe.
Un exemple très couramment employé de phrase sans verbe est peut-être la plus connue des phrases en langues ma'ohi et tahitienne : la salutation
'ia ora (ou
'ia ora na).
'ia se traduit par "que" dans le sens d'un souhait : comme dans "que ta journée soit bonne".
ora signifie "vie"; pas dans le sens d'une vie mais dans le sens de cette énergie qui différencie les êtres vivants des minéraux, comme dans "Être plein de vie".
ora signifie aussi "santé", "bien-être". Donc,
ora peut être traduit par "plein de vie, santé, bien-être". Ainsi,
'ia ora se traduirait mot à mot par "que bien-être", "que santé" ou "que vie". Traduit en vrai français, ce serait le souhait "Que tu vives" ou "que tu te portes bien". (Le
na qui accompagne souvent
'ia ora est un renforcement, quelque chose comme l'interjection "donc!" en français. Ainsi,
'ia ora na se traduirait par "que tu vives donc!".)
Bien sûr, quand un tahitien vous dit 'Ia ora na il n'y pense pas toujours, tout comme quant un pote vous dit "salut" il ne réalise pas toujours qu'il est en train de vous souhaiter de passer quelques milliers de siècles à jouer de la harpe pour le bon Dieu parmi les anges ayant assuré le "salut" de votre âme.
Nous venons de voir des phrases sans verbe. Par contre, une phrase peut avoir plusieurs fois le même verbe. Nous avons vu
E tane ti'amā, une phrase sans verbe signifiant "Cet homme est libre". Un autre mot signifie "libre", et ce mot est teinté de patriotisme et de fierté : ce mot est
ma'ohi. Mais "ma'ohi" est aussi le nom d'une race ou d'un ensemble de peuples qui ne sont pas (et ne veulent pas être) "maori". Ce peuple se considère "libre" de toute attache maori. Ainsi, il est une chanson qui s'intitule
E vahine ma'ohi e. On remarque deux "e" : le premier est "Cette" utilisé comme prédicat pour "être", et le deuxième est aussi le verbe "être". Cette phrase constitue clairement un jeu de mots, signifiant "C'est une femme libre" mais surtout "La femme ma'ohi est libre". On voit ici que le deuxième "e", ne désigne pas un état mais une insistance. Grammaticalement c'est un pléonasme, dans le but d'insister. Ce serait plus facile à traduire en anglais britannique qu'en français, comme "The Ma'ohi lady is free ; she is indeed". On voit ici dans la même phrase deux fois le même verbe, et dans le même sens.
D'autres fois le verbe devient un nom, et le nom désigne complètement autre chose. Par exemple
'ai signifie "manger" (le verbe), et
ū c'est du lait. C'est ainsi que
'aiū est un nourrisson (il mange du lait).
En étudiant ces langues (reo ma'ohi, reo tahiti, reko paumotu, lelo hawaii) je n'ai pas qu'appris une autre langue ; j'ai été obligé, pour les comprendre (enfin... n'exagérons pas!) d'apprendre une autre façon de penser. Pour moi, c'est une expérience très différente de quand j'ai appris l'anglais qui est aussi une langue de Blancs, une "eurolangue". Nos langues (et notre pensée) sont basées sur la syntaxe laquelle est fondée sur la logique ; ces langues (je ne sais pas pour le chinois mais ça ne me surprendrait pas) sont basées sur l'image et l'analogie. Je ne sais pas pour le chinois et le thaï, mais la plupart des reo (langues océaniennes) se prêtent extrêmement facilement à la poésie la plus envolée et symbolique et à la narration ou la description les plus platement pragmatiques.
Ou aux deux en même temps, même dans un seul mot. Par exemple
reva désigne une grande étendue de mer. Ou un abysse très profond (et en Océanie, il y a les plus profonds du monde). Ou aller très loin, parcourir une très grande distance ou partir pour très loin. Ou être en berne ou à demi-conscient (être "parti" quoi). Ou le ciel (un abysse sans fond vers le haut). Ou un monde mystérieux. Et autres choses lointaines, profondes ou reliées à "partir". Et
manu, c'est un oiseau. Ainsi, un manureva est
un oiseau qui va très loin dans l'immense voûte céleste! Un simple avion, quoi! (Nan : rien à voir avec Alain Chamfort, Alain Colas ou le bateau du même nom.)