
Merci pour la photo : je connaissais l'anecdote, mais j'avais oublié le nom et j'ignorais qu'il avait été photographié.
ElieDeLeuze wrote: ↑27 Feb 2021 13:58
oui, c'est bien lui.
Il a fait les beaux (vieux) jours de Dumézil qui s'enorgueillissait d'avoir fait le travail le plus magnifique, le plus grandiose, le plus majestueux de documentation des langues nord-caucasiennes.
Elie fait sans doute référence à une anecdote assez connue dans l'histoire de la linguistique : il y eut dans les années trente une querelle violente et fielleuse à coup d'articles et de contre-articles à la limite (franchie) de l'attaque personnelle entre Dumézil et le prince Nicolas Troubetzkoy. (selon sa signature française, Nikolaj Sergeevič Trubeţkoj pour les puristes). Deux ego, sans doute, mais aussi deux géants puisque l'un est devenu cette sorte de star absolue de la mythologie comparée, et que l''autre est le fondateur absolu de la phonologie synchronique - assez loin, d'ailleurs, de l'objet de leur querelle de départ qui était de savoir si l'oubykh était une langue indo-européenne.
Il est difficile aujourd'hui encore de trouver un compte-rendu objectif de toute cette histoire de fous, où des universitaires respectables des années trente avec grosses lunettes à écailles, complet-veston et tampon-buvard fatigué se sont comportés à peu près comme des
gangsta' à calibre douze à la ceinture et casquette à l'envers.
Pour ce que j'en sais, c'était aussi l'affrontement de deux histoires personnelles. Nicolas Troubetzkoy était un rejeton de famille princière, qui avait dû apprendre sans efforts les cinq ou six langues de sa pratique auprès de sa nurse anglaise, de son précepteur français, de son maître d'arme allemand et de ses domestiques polonais, et qui, sûr de son génie et sans aucun besoin de carrière universitaire pour assurer son train de vie, faisait preuve d'un dédain tout aristocratique quant aux références en bas de page dans les articles. Georges Dumézil était un bon bourgeois mais pas plus, fils de général mais petit-fils de tonnelier, l'ascension fin XIXe typique par le labeur et l'école, bourreau de travail et de lecture (5000 article dans une vie ! Avec des biblios longues comme le Danube), qui avait appris seul entre le lycée et l'âge adulte une bonne dizaine de langues, et toute sa vie hanté par la crainte du déclassement, son début de carrière universitaire ayant été très laborieux, sans parler de ses problèmes pendant ET après la guerre, ayant réussi à se mettre à mal à la fois du côté de Vichy (qui l'avait radié en tant que franc-maçon) et du côté de la résistance (à cause de ses amitiés d'avant-guerre) - bref, la terrible crainte lancinante du "vais-je pouvoir payer la bonne ce mois-ci ?

".
Pour ce que j'en sais encore, Dumézil, qui parlait turc, avait établi des liens très personnels avec Tevfik Esenç et jusqu'à la fin de leurs vies ; car Dumézil, tricard dans l'université française après une thèse ratée, avec commencé sa carrière à Istambul, au moment où Ataturk accueillait à bras ouverts tous les génies dans son genre pour refonder une université occidentale digne de ce nom. Troubetzkoy a certainement regardé le problème de beaucoup plus haut, en prince moscovite méprisant le Caucase. Mais Troubetzkoy, en meilleur théoricien, avait semble-t-il davantage raison sur le fond.
Bref, comme l'explique très bien cette
vidéo hautement scientifique, "le glandu talentueux est l'ennemi naturel du charboneur".
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)