Celui de Miguel
En attendant les anges
Envie de fumer. Y a pas d’odeur ici. Pas de vulgarité non plus. Connerie que je vous dis. Ils sont drôles sous moi les gens. Stupides, presque. Ils me regardent couché comme si j’étais le cirque, j’entends des soupes de condoléances, ça pleure et ça se câline, c’est une bonne occasion il faut le dire, et ça s’en va fumer dehors. Pas un pour rire ; ils ont pas compris les pauvres. Y a une toile d’araignée au coin du plafond, je l’avais jamais vue celle-là. Je la touche presque, j’y attends je ne sais quoi, ça va bien arriver j’espère, pensez, mon destin c’est pas de rester là, à flotter pour l’éternité entre une toile d’araignée et des rideaux noirs. Oui, ça va arriver, je sais pas quoi, mais ça va arriver. J’m’en grillerais bien une, bordel, et je poserais bien mon cul quelque part, mais j’ai pas de clopes et plus de derrière. Pour un gars qui avait jamais fumé, ça commence bien…
J’ai l’air con, mort. J’ai un sourire idiot. Mais personne me le dit, il faut dire que la pièce est remplie d’hypocrites. Bien fait de partir que je dis. M’emmerderont plus. Fallait bien continuer la fuite de toute façon. Que je vous explique,
ma vie c’est simple : c’est une fuite. Vous avez déjà vu mes parents à vingt ans ? Moi non plus, mais c’est facile, voyez cette putain de nuit toute froide au milieu des forêts, entre deux pays où le malheur se tape le peuple, et ce vieillard, là, qui s’en amuse. Des chuchotements et de la peur toute molle et détrempée, faut pas traîner, qu’y dit le passeur, si on vous pique c’est la PIDE (1) , et Salazar il rigole pas, alors grouillez. Voyez mon père qui laisse tomber, abruti, sa valise dans la rivière et qui débarque en pays inconnu les mains dans les poches ; voyez ma mère, quinze jours plus tard, qui débarque aussi. Se connaissaient pas à l’époque, pensez, c’était la nuit et on n’y voyait rien. Pour plus tard les chandelles et les étoiles. Paysage de départ. Je sais même pas ce qu’on pense dans la tête quand on passe une frontière sans oser regarder derrière soi, et puis d’abord je l’ai pas encore passée moi, comment je pourrais savoir ?
Je les regarde tous avachis, on dirait des mouches et c’est moi qu’elles gobent du regard, elles en salivent des yeux, fallait saliver avant mes chéries, fallait, fallait m’écouter quand je vous disais, je vous avais prévenues mes petites, mais on vous croit jamais, « pour se rendre intéressant » qu’y disent, s’ils se disent, et puis ils se laissent aller, c’est bon de se laisser aller, surtout si la misère vous tend les bras, la misère c’est des bras qu’il y manque des paumes ou c’est peut-être l’inverse ou le contraire, et y en a une, là, tiens, que je l’ai pas vue depuis des lustres et c’est maintenant qu’elle débarque, évidemment, fallait l’obliger à lire la lettre, l’aurait jetée sans la lire sinon, alors j’y ai mis en gros et tout en noir ou tout en rouge, « je vais bientôt mourir, lis », alors elle l’a lue la garce, elle l’a lue et elle est venue, histoire de montrer qu’elle est un peu triste, oh elle l’est sûrement, et à dire vrai c’est ma seule victoire mais c’en est une grande et pour un peu je me réincarnerais sous leurs yeux à tous et je leur ferais un de ces tours d’honneur, qu’ils en seraient en délire et pour leurs frais. Sa peine vaut bien ma mort, la vache.
J’ai hésité, quand même. Fallait être lâche pour rester. Longer la vie comme on parcourt un trottoir, passer à côté de soi et des autres, trop d’intimité dans mon esprit, et pas assez de lumière, les gens ils y voyaient rien et ils croyaient voir, l’obscurité c’est une affaire de miroir, un miroir déformant. On s’y voit soi-même, et on n’aime que soi-même, l’Autre c’est une mystification, ça existe pas, et j’ai creusé dans moi pour empêcher les autres de voir autre chose que moi quand ils me regardaient, mais j’ai trop creusé, je suis devenu ce que les gens voulaient pas être, mais les gens ils ont rien compris, je suis devenu transparent jusqu’à m’en évanouir comme les myriades de fous et d’hommes, comme les six milliards et demi de pseudo-humains qui vont mourir dans les cent prochaines années, c’est la vie le génocide, mais pourquoi j’y vois que des vivants et pas des morts, et pourquoi mon père il pleure que maintenant, et pourquoi j’avais pas vu la toile d’araignée avant, et j’attends qui, au juste ?
(1) PIDE : Polícia Internacional de Defesa do Estado : police politique de la dictature salazariste.
Celui de Maïwenn
Une fenêtre ouverte sur une petite rue calme. Le soleil brille. La vielle dame observe les deux enfants qui discutent avec animation devant la maison. Ses cheveux gris sont coupés court, mais on voit que le coiffeur n’y a pas promené ses ciseaux depuis quelques mois. Elle se tient voûtée, bossue, devant l’appui de fenêtre. Ses jambes sont faibles, son corps fatigué, mais ses yeux sourient toujours, cerclés par des lunettes de couleur vive. La pièce derrière elle est peinte d’un jaune lumineux. L’ordinateur y trône en bonne place sur un bureau en désordre. Les livres et dictionnaires empruntés à la bibliothèque attenante il y a plusieurs semaines ont perdu l’espoir d’être rangés. Ils voisinent avec des piles de papiers qui auraient dû être triés depuis longtemps. Un concerto de Vivaldi danse avec les rayons de soleil sur le sol clair, entraînant avec lui les légers bruits du dehors.
Cette vieille femme, c’est moi. Ou ça pourrait l’être. Le chemin qui me mènera de mon bureau ici en Thaïlande à cette dame dans une ville inconnue est encore à tracer. Je n’en connais pas encore les étapes, nul ne le fait. Je sais simplement qu’il a commencé il y a 24 ans. Ca c’est une certitude. Le reste…
Une lettre de mon ancien lycée. Ils veulent savoir ce qui a orienté mes choix d’études, de carrière. Mes choix de vie en somme. Comme si je le savais ? Oh, bien sûr, ce sont mes propres choix. J’ai eu cette chance, de pouvoir vraiment choisir, sans me rabattre sur des pis-aller ou des solution de rechange. Je devrais donc pouvoir les expliquer. Mais pourquoi la musique et pas le sport ? Pourquoi les langues et pas les maths ? Pourquoi mauve, mais ni bleu ni gris ? Certaines réponses sont peut-être dans ces 24 années derrière moi, sans doute sont-elles lisibles entre les lignes de cet ouvrage. Mais tout n’y est…
sujet d'écriture : autobiographie
Celui d'Eveline
Tout me vient de la clarté d’un rêve. Chacune des pièces de la maison était traversée par la même lumière, ample et généreuse. J’éprouvais un bonheur unique à reconnaître le salon, la cuisine, ma chambre, celle de mes parents. Ma maison. Les couleurs ternes, la poussière, le vide sur la plupart des murs, la verrierre, qui avait fini par ne plus vraiment servir… dans cette lumière, tout reprenait espoir. Et je compris alors que je pouvais racheter ma maison. Je l’habiterais à nouveau. Cette fois, le soleil allait pénétrer partout, j’allais nettoyer à fond dans chaque pièce, faire entrer de nouveaux meubles, décorer, retrouvant à chaque pas le bonheur de mon enfance perdue. Enfin, ma maison.
La salle à manger entourée de fenêtres était entièrement occupée par une longue table de douze places où, autrefois, nous n’avions été que deux à nous asseoir. La chaise du bout, immense, avec deux appuie-bras, était un trône que mon père et moi nous partagions à tour de rôle. À côté de la salle à manger se trouvait la cuisine. Et de la cuisine, on pouvait passer – par une porte toujours ouverte – dans le salon, puis aboutir par une autre ouverture dans la salle à manger. Il y avait un aspect magique et troublant dans cette disposition des pièces qui menaient toutes l’une à l’autre, mais qui demeuraient séparées, autonomes. Nous pouvions en faire le tour des dizaines de fois, mes amis et moi, sans nous lasser. Le plus souvent, la course se poursuivait jusque sur le divan du salon, où nous avions un plaisir fou à nous battre comme des mercenaires, en sautillant, en nous agrippant au collet, en nous écrasant le nez dans les coussins, jusqu’à ce que l’un de nous – toujours le plus petit – se mette à pleurer et demande l’arrêt de la bataille. Alors, la course reprenait dans la maison.
Par terre, juste devant l’entrée du salon, se trouvait la grille. C’était cette plaque en fonte grillagée qui laissait monter la chaleur de la fournaise dans la cave, juste au-dessous. Je pouvais passer des heures à me faire chauffer sur la grille, à lire ou à me perdre dans la contemplation de mes rêves jusqu'à ce que mes yeux s’assèchent et que mes poumons s’intoxiquent. J’adorais cela. Surtout les matins de fin de semaine, quand j’étais encore en robe de nuit (une robe de nuit rouge à fleurs bleues et jaunes frôlant le plancher) et que, grâce au souffle de la fournaise, celle-ci se gonflait de la taille jusqu’au chevilles, faisant de moi une princesse, oui, une vraie princesse comme je le rêvais tant. Dans tous mes livres de contes, il y avait partout des princesses avec de belles robes bouffantes et fleuries qui étaient toutes pour moi le symbole d’accomplissement de la personnalité. Ma vie ne pouvait être qu’à leur image. Je le voulais à tel point que ce désir puissant avait fini par s’établir de façon définitive en moi, comme une promesse, un serment de fidélité. Être infiniment gracieuse, bonne et aimable, généreuse, splendide, enjouée, être aimée de tous et vivre dans un monde fantastique, entourée d’amis et d’animaux! Et puis rencontrer un prince, oui, un vrai prince. Voilà le rêve auquel mon âme entière se vouait comme à aucune autre possibilité d’existence. Ainsi, quel que soit le temps nécessaire à cette œuvre, et avec tout ce que j’étais, il me fallait être une princesse. Une princesse qui jouait à se battre dans le salon ou dans les bancs de neige en hiver. Qui grimpait aux arbres en été. Qui entraînait ses amis dans la maison abandonnée près du bois pour y trouver quelque objet sale, coupant et rouillé à rapporter. Une princesse casse-cou qui aimait faire des cascades à bicyclette. Et qui revenait de ses excursions avec des toques dans les cheveux. Mais une princesse.
Tout me vient de la clarté d’un rêve. Chacune des pièces de la maison était traversée par la même lumière, ample et généreuse. J’éprouvais un bonheur unique à reconnaître le salon, la cuisine, ma chambre, celle de mes parents. Ma maison. Les couleurs ternes, la poussière, le vide sur la plupart des murs, la verrierre, qui avait fini par ne plus vraiment servir… dans cette lumière, tout reprenait espoir. Et je compris alors que je pouvais racheter ma maison. Je l’habiterais à nouveau. Cette fois, le soleil allait pénétrer partout, j’allais nettoyer à fond dans chaque pièce, faire entrer de nouveaux meubles, décorer, retrouvant à chaque pas le bonheur de mon enfance perdue. Enfin, ma maison.
La salle à manger entourée de fenêtres était entièrement occupée par une longue table de douze places où, autrefois, nous n’avions été que deux à nous asseoir. La chaise du bout, immense, avec deux appuie-bras, était un trône que mon père et moi nous partagions à tour de rôle. À côté de la salle à manger se trouvait la cuisine. Et de la cuisine, on pouvait passer – par une porte toujours ouverte – dans le salon, puis aboutir par une autre ouverture dans la salle à manger. Il y avait un aspect magique et troublant dans cette disposition des pièces qui menaient toutes l’une à l’autre, mais qui demeuraient séparées, autonomes. Nous pouvions en faire le tour des dizaines de fois, mes amis et moi, sans nous lasser. Le plus souvent, la course se poursuivait jusque sur le divan du salon, où nous avions un plaisir fou à nous battre comme des mercenaires, en sautillant, en nous agrippant au collet, en nous écrasant le nez dans les coussins, jusqu’à ce que l’un de nous – toujours le plus petit – se mette à pleurer et demande l’arrêt de la bataille. Alors, la course reprenait dans la maison.
Par terre, juste devant l’entrée du salon, se trouvait la grille. C’était cette plaque en fonte grillagée qui laissait monter la chaleur de la fournaise dans la cave, juste au-dessous. Je pouvais passer des heures à me faire chauffer sur la grille, à lire ou à me perdre dans la contemplation de mes rêves jusqu'à ce que mes yeux s’assèchent et que mes poumons s’intoxiquent. J’adorais cela. Surtout les matins de fin de semaine, quand j’étais encore en robe de nuit (une robe de nuit rouge à fleurs bleues et jaunes frôlant le plancher) et que, grâce au souffle de la fournaise, celle-ci se gonflait de la taille jusqu’au chevilles, faisant de moi une princesse, oui, une vraie princesse comme je le rêvais tant. Dans tous mes livres de contes, il y avait partout des princesses avec de belles robes bouffantes et fleuries qui étaient toutes pour moi le symbole d’accomplissement de la personnalité. Ma vie ne pouvait être qu’à leur image. Je le voulais à tel point que ce désir puissant avait fini par s’établir de façon définitive en moi, comme une promesse, un serment de fidélité. Être infiniment gracieuse, bonne et aimable, généreuse, splendide, enjouée, être aimée de tous et vivre dans un monde fantastique, entourée d’amis et d’animaux! Et puis rencontrer un prince, oui, un vrai prince. Voilà le rêve auquel mon âme entière se vouait comme à aucune autre possibilité d’existence. Ainsi, quel que soit le temps nécessaire à cette œuvre, et avec tout ce que j’étais, il me fallait être une princesse. Une princesse qui jouait à se battre dans le salon ou dans les bancs de neige en hiver. Qui grimpait aux arbres en été. Qui entraînait ses amis dans la maison abandonnée près du bois pour y trouver quelque objet sale, coupant et rouillé à rapporter. Une princesse casse-cou qui aimait faire des cascades à bicyclette. Et qui revenait de ses excursions avec des toques dans les cheveux. Mais une princesse.
"Qui trop sauce ses plats jamais ventre plat n'aura"