Kaolyn wrote:Ce serait dommage que tout soit en commun
Je suis 200% d'accord avec toi. En effet, certaines différences linguistiques s'expliquent partiellement par l'isolement (la distance quoi) et ces différences tendent à s'aplanir avec la mondialisation et surtout l'Internet. Cependant, d'autres différences dérivent d'une pensée différente. Et la façon de penser a une influence incontestable sur la syntaxe et la grammaire d'une langue.
J'ai eu le grand plaisir d'avoir à étudier des langues bâties autour d'un mode de pensée extrêmement différent du nôtre : certaines langues polynésiennes. Bon : je parle au pluriel en disant "des langues" ; qu'on se comprenne : je suis très très loin d'être un éminent linguiste et si je puis parler au pluriel, c'est parce qu'il y a des ressemblances frappantes entre différentes langues polynésiennes. Par exemple, "Bonjour" se dit "'ia ora na" en tahitien, "iaorana" ou "iaora" à Bora Bora et les îles proches, "kia ora" en paomutu, "kiora" en tongo rongo, etc. Facile, non?
Je connais donc (un peu!) surtout une langue et quelques variations. Cependant, même cette maigre connaissance me suffit pour voir, chez les ma'ohi, une pensée extrêmement différente de la nôtre à un point tel que souvent il m'est presqu'impossible de traduire d'une langue occidentale (français ou anglais) à une langue polynésienne ou vice-versa. Nos langues expriment surtout des concepts et des actions, et nos mots sont formés à partir de racines. Dans ces langues, les mots expriment des images ou des analogies et sont souvent formé à partir de combinaisons d'images. Par exemple "manu": oiseau, et "reva": un abysse ou un très grand espace. D'où "manureva": un avion. Souvent dans ces langues une phrase n'a pas de verbe. Par exemple, "il pleut" peut se dire "pape ao" qui se traduit mot à mot "eau ciel". Ou "eau du ciel".
Ceci n'est pas encore un point majeur.
LE point que je veux souligner ici est qu'une uniformisation des langues nous ferait perdre des trésors de littérature et de sagesse. En effet, des civilisations (et pas seulement les cultures polynésiennes) ont eu des connaissances que nous n'avons plus, ou ont acquis des connaissances que nous avons de façon très différente de nous. (Par exemple, les marins ma'ohi savaient que la Terre est sphérique il y a au moins 1500 ans.) Et ils l'ont exprimé dans leur langue.
Ainsi, plusieurs légendes polynésiennes jouent volontairement sur les mots pour faire un texte à plusieurs niveaux de compréhension. (En Inde aussi, paraît-il, c'est fréquent.) De sorte que, pour traduire une phrase, il faudrait en écrire au moins cinq. Je ne parle pas ici de ce "trip" hippie où on voyait des significations transcendantes et mystiques dans des mots aussi simple que "namasté" qui est une salutation polie sans plus. Sisyphe a bien rendu l'esprit de la chose dans
ce post. Cependant dans certains cas c'est inévitable. Comme dans une parole biblique où Jésus parle de "pneuma" avec Nicodème. Ce mot signifie autant "esprit" que "vent" ou "souffle". ("Nul ne sait d'où vient pneuma ni où il va".) Il y a jeu de mots intraduisible ici, sauf en faisant plusieurs phrases pour indiquer les différentes possibilités.
Il en va ainsi pour plusieurs légendes et chansons polynésiennes. Les ma'ohi se servaient de ces légendes et chansons pour transmettre leur enseignement, leur savoir (c'est une culture orale). Ou faire de la poésie. Leurs langues se prêtent extrêmement facilement aux jeux de mots et ils s'en sont servi abondamment. (Mais jamais pour fins d'humour, et je ne sais pas pourquoi.) Ainsi, le fait que leurs langues expriment plus des images que des concepts et soient bâties plus autour d'analogies que d'une grammaire logique leur permet de dire en trois ou quatre phrases ce qui nous prendrait un paragraphe complet. En voici un court exemple, en reko fidji (langue fijienne). Ce sont des paroles de la belle chanson
Isa Lei (qui se prononce [Issa Lè-i]). C'est une complainte amoureuse. Un jeune pêcheur de perles est tombé amoureux d'une fille nommée Isa ([Issa], rien à voir avec "Isabelle"). Alors il lui a offert un beau collier de coquillages et de fleurs -cadeau royal selon leurs coutumes- nommé "lei" [lè-i].
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Elle devint aussitôt belle et lumineuse comme un soleil à l'aube. Depuis, elle est connue sous le nom de Isa Lei, la fille lumineuse comme une perle et belle comme une rose. Mais l'aube ne dura pas : ce fut bientôt la brunante car elle devait repartir pour son île, celle d'où elle venait. Elle lui remit donc le beau lei lui disant “
C'est ton amour, contenu dans ce lei, qui m'a rendue lumineuse comme la perle et belle comme la rose sauvage. Reprends-le, il est de toi et il est toi.” Il lui répondit (c'est le refrain de la chanson) “
Isa Lei, la brunante est tombée. Le matin triste se lèvera sur mon deuil. Oh souviens-toi, quand tu seras si loin De ces moments précieux à la baie de Suva” Pour revenir au sujet (la difficulté de traduire certains textes entre des langues de pensées différentes), voici le deuxième couplet, écrit avec notre alphabet (les "u" se prononcent [ou] : vous pouvez suivre les paroles de la chanson écrites ici tout de suite après le refrain)
Vanua rogo na nomuni vanua
Kena ca ni levu tu na ua
Lomaku voli me'u bau butuka
Tovolea ke balavu na bula
(Puis on reprend le refrain)
En voici une traduction simpliste :
Comme le bruit des vagues, le bruit de tes pas
Remplit mon coeur de bonheur
Au soleil nous avons passé tant d'heures
Et maintenant, ces heures partent comme le vent...
Maintenant je vous donne le sens des mots de la première phrase et dites-moi quelle traduction vous mettriez, vous...
"Vanua rogo" désigne le bruit des vagues. Jusqu'ici pas de problème. Mais il désigne aussi n'importe quoi qui lui ressemble : le bruit du vent, le bruit de la pluie, le chuintement du vent sur les vagues, le bruit de la pluie dans les arbres...
"nomuni vanua" désigne un bruit saccadé et rythmique. Souvent employé pour désigner un bruit de pas, il peut aussi désigner une percussion lente dans une chanson triste; le bruit rythmique du va-et-vient des vagues sur la plage... Dans un texte poétique qui parle d'amour (c'est le cas ici), il peut aussi désigner le battement du coeur (qui ressemble à une percussion).
Déjà ça commence à se compliquer. Cependant l'usage vient encore multiplier les possibilités. Le bruit du vent sur les vagues est parfois appelé "vanue arogo" qui se prononce presque comme vanua rogo (surtout si on parle vite) et est un jeu de mot avec "vanua" qui signifie "esprit" et "aroha" qui signifie "amour" dans le sens de "amour pur", "compassion" ou "amour divin". (Et non comme dans "état amoureux" qui se dit "here" [héré]). Donc, "Vanua rogo na nomuni vanua" peut aussi signifier "Bercées par le rythme de mon coeur mes pensées vont et viennent, instables..." Bref, ça peut décrire l'état instable d'un chagrin, était qui oscille entre l'amour et la tristesse. Mais aussi "Comme le va-et-vient des vagues l'amour te bercera" (sous-entendu "durant ton voyage" puisqu'elle repart pour son île). Ou encore "J'écoute le bruit des vagues qui berce mon coeur"... Ce sont quelques une des possibilités présentées par seulement une courte phrase de cinq mots... Évidemment, la traduction des autres phrases pourrait être altérée selon la traduction choisie pour cette première... Ça donne un nombre fou de possibilités!
Plus que dans n'importe quoi d'autre, c'est dans la poésie que s'applique le proverbe "traduttore traditore" ("traducteur traître" ou "traduire, c'est trahir").
Et traduire de la poésie d'une langue d'analogies et d'images à une langue de logique et de cartésianisme est une tâche qui, je l'avoue, me dépasse.
Et qui ne dépasse probablement pas que moi!
Ici j'ai donné un exemple facile et trivial tiré d'une poésie populaire. Il en va de même (et souvent pire!) dans plusieurs de leurs enseignements, comme l'usage des plantes, la symbolique de la musique et de la danse, la reconnaissance des étoiles pour la navigation, la pondération dans l'amour et la Sagesse, la modération dans la guerre et la cupidité, etc. etc. etc. Le tout est exprimé dans des légendes et des chansons.
Kaolyn disait
Kaolyn wrote:Ce serait dommage que tout soit en commun
Effectivement, je crois que ce serait une grande perte de perdre ces trésors qui ne peuvent être compris que dans leur contexte original.