ElieDeLeuze wrote:Sisyphe, est-ce que le français classique et le Français qui le maitrisait, ressentait un certain sens démonstratif à l'article défini à l'époque?
Il est rare que l'article défini ne soit pas une forme de démonstratif qui se fige dans l'usage au point de devenir indispensable, mais le sentiment de "démonstratif" ne disparait pas d'un coup, je suppose. C'est une réflexion de germaniste, je l'avoue...
Disons que la chronologie n'est pas tout-à-fait la même, à quelques siècles près.
En vieux haut-allemand, l'article est encore presque intégralement du côté du démonstratif, il ne s'affadit qu'avec le m.h.a., comme je le sais grâce à ma science germanistique vaste et profonde (ou en ouvrant le Mossé p.174). De ce fait, il a au moins en v.h.a. encore une valeur de déixis (les gros mots seront expliqués après), et même en m.h.a des emplois ambigus entre les deux classes.
Alors qu'en français, les deux classes se sont clairement reconstituées dès l'état roman... À vrai dire, on a même des traces de "ille" articloïde dès le latin, mais les latinistes ne veulent pas l'avouer (pour les latinistes, le latin est pur jusqu'à la chute de Rome, pour les romanistes, tout est déjà salopé et fragmenté au premier siècle avant. Z'ont jamais été foutu de se mettre d'accord sur les dates). La preuve aussi, c'est qu'il y a un système de démonstratifs proprement dits très riche en ancien français (quatre formes de bases : cil/icil/cest/icest, plus un neutre hors-système, "ço").
En ancien français, même dans la Chanson de Roland, l'article n'est jamais un démonstratif au sens où il n'a jamais, même de loin, une valeur déictique. En revanche, il est dans toute la période beaucoup plus étroitement liés à ses fonctions de :
- Phorique (celui dont j'ai déjà parlé, dont je vais vous parler ou que tout le monde connaît)
- Catégorisateur / spécificateur (celui-là et pas un autre)
La preuve est qu'il est beaucoup plus régulièrement absent de certaines tournures :
- L'attribut :
ben i pert que vos estes fame "on voit bien là que vous êtes (une) femme" = vous appartenez à la catégorie des femmes en général.
- La comparaison :
si s'escrïe forment huie / ausint com veneor qui chace "aors il pousse des cris et des huées, comme un chasseur qui chasse" (comme le ferait n'importe quel chasseur qui chasserait, et non pas un chasseur précisément que j'ai sous les yeux).
- Les noms de matière :
desus le chief me mistrent sel, vin et oille, farine et cendre "sur la tête, ils me mirent du sel, du vin, de l'ail, de la farine et de la cendre.
En fait, d'une certaine manière, l'emploi de l'article en ancien français est super-simple et super-logique. C'est après que ça a merdé...
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Petite mise au point pour les entités originaires d'une planète située en-deçà de la ceinture de Kuiper :
- Déixis : ensemble des moyens linguistiques permettant de montrer un objet dans le monde réel.
- Phore (ou phorie) : ensemble des moyens linguistiques qui permettent (en général pour les pronoms) de faire référence à un autre élément
linguistique :
1. Dans la phrase (endophore)
1.1 Rappel d'un élément anterieur, anaphore (le chat de Martine, je
l'ai vu).
1.2 Annonce d'un élément à venir, cataphore (tu
l'as vu, la chat de Martine ?).
2. Hors de la phrase (exophore) : (après dix minutes de recherche) "bon alors, tu l'as trouvé ?" (l' = le chat, mais tout le monde sait de quoi on parle).
Par nature, les démonstratifs sont à la fois déictiques et phoriques.