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Conjugaison de tressaillir

Posted: 13 Jun 2021 17:44
by aymeric
Bonjour,

Je lisais un texte du Baron d'Holbach qui écrit : "Non, je ne rougirai pas d'être une machine de ce genre , et mon coeur tressaillerait de joie, s'il pouvait pressentir qu'un jour les fruits de mes réflexions seront utiles et consolants pour mes semblables."

J'attendais tressaillirait, ce que me confirme la dernière édition du dico de l'Académie, mais pas l'édition de 1798, qui donne bien tressaillerait.
Et ça m'a fait penser à cueillir, accueillir, assaillir . Pourquoi cueillerait/accueillerait, mais assaillirait/tressaillirait ? Et pourquoi ce changement au fil du temps ?
Pour compliquer la chose, c'était déjà assaillirait avec un i en 1798 et non assaillerait, bizarrement.

Merci.

Re: Conjugaison de tressaillir

Posted: 13 Jun 2021 19:55
by Andergassen
Je pense que c'est à cause de la prononciation plus facile avec "e", "je tressaillirais", "je cueillirais" distendent ma bouche (et l'ai besoin de mes lèvres pour baiser ma mie à mon aise). Avec "e", ça coule comme de source, et on économise une syllabe. Il est possible que l'usage de la prononciation plus facile ait fini par l'emporter dans la langue écrite.

Re: Conjugaison de tressaillir

Posted: 13 Jun 2021 20:19
by ElieDeLeuze
Je comprends effectivement que la prononciation réelle est plutôt un /e/ mais la seule conjugaison correcte actuellement exige un /i/. C'est étrange de voir ce /e/ dans un texte imprimé. Je suppose que cela fait partie des petits changements d'hypercorrection du XIXe siècle puisque la forme en /e/ a été acceptée à un moment au siècle d'avant.

Re: Conjugaison de tressaillir

Posted: 25 Aug 2021 21:21
by aymeric
Merci (tardivement, pardon) pour vos réponses !
ElieDeLeuze wrote: 13 Jun 2021 20:19 Je suppose que cela fait partie des petits changements d'hypercorrection du XIXe siècle puisque la forme en /e/ a été acceptée à un moment au siècle d'avant.
Je n’étais pas au courant de cette tendance, effectivement cela expliquerait le retour au i.

Par contre je ne m’explique toujours pas morphologiquement pourquoi de nos jours on a cueillerais (donc pas d’hypercorrection) mais tressaillirais.

Re: Conjugaison de tressaillir

Posted: 25 Aug 2021 21:25
by ElieDeLeuze
Bonne question... une possibilité est le principle de rareté : Plus une forme est rare, plus les irrégularités sont corrigées selon la règles avec le temps ; et donc plus une forme est courante, plus les irrégularités sont conservées.

Re: Conjugaison de tressaillir

Posted: 26 Aug 2021 12:33
by Sisyphe
:) Les indications d'Elie ne sont pas fausses, mais la chose a des racines plus complexes encore : pour les deux formes, le futur actuel est une réfection, il n'est pas étymologique, et plusieurs formes ont coexisté concurremment en ancien et surtout moyen français (ci-dessous AF et MF).

íóá

cueillir < coillir << cueudre < *cóligire

AF présent :
cóligo > je cueil
cóligis > tu cueus
colígimus > *cóligmus > nous coillons


AF futur :
*cóligere habeo > je coildrai puis plusieurs réfections : je cueudrai (sur l'infinitif étymologique cueudre et je cueillirai au XIV siècle, à partir de l'infinitif secondairement refait sur le présent.

saillir < salíre

AF présent :
sálio > je sail
sális > tu saus
sálimus > nous salons


AF futur :
salíre habeo > je saudrai. La seule forme secondaire attestée en AF est je saillerai, la forme (tres)saillirai est plus tardive, ce qui peut déjà expliquer que cette forme en /e/ ait "duré" plus longtemps. Je vois deux explications au fait que la forme en /i/ ait mis plus de temps à s'imposer que pour cueillir :

1) Il y a "plus de /i/" dans la conjugaison de cueillir, à commencer par celui du radical (P4 nous cueillons, à côté de nous salons); en AF, le participe est déjà cueilli, alors que le participe de saillir était saillu. Et si les composés se sont tous rangés du côté du modèle de partir, les pédants distingueront encore la poutre saille hors du toit et le cheval saillit la jument.

2) Les futurs en -audrai ont plus de soutiens en AF et MF dans d'autres paradigmes, et notamment celui, très courant, de faloir : en français moderne, on a séparé falloir -> il faudra de failllir -> il faillira, mais Littré (en vieux ronchon) regrettait encore que l'on ait fait passer la conjugaison du second au deuxième groupe ; un dicton encore cité au XXe siècle disait "l'abbaye ne faut pas par la faute d'un moine".

En plus de cela, voici exactement ce qu'écrit Christiane Marchello-Nizia dans La Langue française aux XIVe et XVe siècles :
Marchello-Nizia 1.jpeg
Marchello-Nizia 2.jpeg
Marchello-Nizia 3.jpeg
Or, d'Holbach est certes d'origine allemande, mais il était "possessionné" dans le Nord (seigneur de Heeze, Leende et Zesgehuchten dans le Brabant), et a fait ses études à Leyde : s'il a croisé des francophones dans sa jeunesse, ils étaient artésiens ou wallons.

Bref, c'est à la fois diachronique et diatopique.