Emigrés/immigrés et langue courante

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miguel p/c
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Emigrés/immigrés et langue courante

Post by miguel p/c »

Bonjour à tous,

Je me permets de vous solliciter pour vous demander votre avis sur une question que je me pose. J'ai fait appel à une assez importante communauté portugaise pour recueillir un certain nombre de mots, expressions, tournures, etc. employés par les émigrés/immigrés portugais en France, des mots ou expressions qui ne sont pas tout à fait du portugais ni vraiment du français, mais une sorte de mélange frantugais.

L'exemple-type que tout portugais de France de mon âge connaît de ses parents, c'est "vamos cassar a cruta", qui est une portuguisation ou lusification - désolé pour le néologisme affreux - de "on va casser la croûte".

Mais voilà, j'ai pu réunir environ 200 mots/expressions/tournures, que j'aimerais classer et hiérarchiser, mais je n'ai aucune idée de comment m'y prendre. Je perçois bien, pourtant, certaines différences (de manière p-e erronée). Quelques exemples (frantugais / français / portugais) :

- les mots français, prononcés à la portugaise et qui s'insèrent dans une conversation en portugais :
fui ao marchê / je suis allé au marché / fui ao mercado

- les mots français transformés pour l'occasion en mots portugais (l'exemple ci-dessus pourrait presque faire l'affaire puisque, pour la prononciation + adaptée au portugais, le é se transforme en ê)
as lunetas / les lunettes / os óculos
a chafodage / l'échaffaudage / o andaime
partajar / partager / partilhar (ce qui donne lieu à de vraies conjugaisons à la portugaise à partir du verbe créé "partajar")

- les tournures portugaises dites en français
je me donne bien avec elle / je m'entends bien avec elle / dou-me bem com ela

Est-ce que qqun a connaissance d'études ou d'ouvrages sur le sujet (même si c'est pas sur le portugais) ou aurait un avis sur "comment on peut classer ce genre de choses" (si d'aventure c'est faisable) ?

merci
miguel
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Sisyphe
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Post by Sisyphe »

:) Intéressant tout ça.

Oui, ce genre de choses a déjà été étudié. Je pense que le cas de loin le plus documenté est celui de l'espagnol américanisé/américain hispanisé des "latinos" aux Etats-Unis (pour des raisons objectives : a. les facs américaines sont riches b. les Etasuniens ont une vision très communautaire des choses, et les études de "groupes" ("wife, black, latino studies") sont très courantes c. Les latinos sont très nombreux dans les Etats ayant de gros centres universitaires (et en particulier la Californie), et il y a même une relative classe moyenne latino qui étudie ou enseigne dans ces facultés et d. conséquement à tout cela, les Latinos ont aux Etats-Unis même des médias rien qu'à eux qui ne sont d'une autre taille et puissance que la petite radio associative lusophone de Lyon sur laquelle je suis tombée un jour ;)).

... De là à te donner une biblio, faudrait que je recherche un peu.

Ce que tu décris porte des noms en linguistique. Dans tous les cas, on peut analyser le portugais ou le français comme un "adstrat".
les mots français, prononcés à la portugaise et qui s'insèrent dans une conversation en portugais :
fui ao marchê / je suis allé au marché / fui ao mercado
"code-switching" (<- et ça c'est un xénisme ! On dit parfois "changement de code", mais c'est plus obscure). À l'oral au moins, un linguiste dira "switchage" ou utilisera le terme "switcher".

L'aspect essentiel du code-switching, c'est la question "pourquoi ?". Pourquoi tel concept est-il préférentiellement exprimé dans l'une ou l'autre langue. Il faut distinguer :

1) des raisons objectives : le mot n'existe pas dans la langue A... En fait, cette raison est très rare, parce qu'il est absurde de penser, si les deux sont "à égalité" (deux langues institutionnalisées), que le mot n'existe pas dans l'une - ou alors il s'agit d'une réalité absente de la culture A (cf. les noms de sports (football), de recette (pudding), de constructions (living-room), de realia divers (doggy-bag).

2) Plus souvent, le fait est sociologique : la réalité n'existe pas dans le "sociolecte" utilisé par l'émigré dans sa langue maternelle, mais il y est confronté dans sa vie dans le pays B. Je me souviens ainsi des parents d'élèves maghrébins de ma mère qui venaient au collège, il y avait une interprète. Et ça donnait "bla bla bla bla principal bla bla bulletin bla bla heure de colle bla bla histoire-géo". Tous ces mots doivent exister en arabe au moins littéraire. Mais pas dans la langue pratiquée par les émigrés eux-mêmes dans leurs bleds (au sens propre) d'origine.

3) Des raisons de sémantisme : le mot français est plus précis, ou au contraire plus large. C'est en fait lié à la différence culturelle, donc dans les faits c'est assez sociologique aussi : est-ce que le "mercado" portugais fonctionne commes nos marchés ? Si l'émigré appartenait à une famille de paysans, il n'y a vraisemblablement aucune raison pour qu'il soit allé faire son "mercado" au Portugal, même s'il connaît le mot.

4) Des raisons sentimentales, évidemment. Ou "socio-sentimentales" : dans ma jeunesse banlieusarde, le marché du vendredi matin était un "moment sociologique féminin". Les mères de famille d'un bloc y allaient ensemble, papotaient ensemble, et j'imagine disaient ensemble du mal de leurs maris :) nécessairement en français s'il y avait plusieurs origines. Donc, si je puis dire, le marché "existait" en français. Alors que le foot "existait" certainement en portugais !

Ici doublé de faits phonétiques (accent). Mais c'est souvent le fait le plus mécanique : il est dure de placer un mot anglais avec l'accent dans une phrase française avec l'accent. Il faut marquer un temps d'arrêt, ou massacrer le mot anglais.
- les mots français transformés pour l'occasion en mots portugais (l'exemple ci-dessus pourrait presque faire l'affaire puisque, pour la prononciation + adaptée au portugais, le é se transforme en ê)
as lunetas / les lunettes / os óculos
a chafodage / l'échaffaudage / o andaime
partajar / partager / partilhar (ce qui donne lieu à de vraies conjugaisons à la portugaise à partir du verbe créé "partajar")
Je parlerais bêtement d'emprunts. Mais le dernier est intéressant, car il montre un cas "d'intégration" de l'emprunt.
L'exemple-type que tout portugais de France de mon âge connaît de ses parents, c'est "vamos cassar a cruta", qui est une portuguisation ou lusification - désolé pour le néologisme affreux - de "on va casser la croûte".
Je préfère lusification, bien qu'il n'existe pas sur internet, c'est plus cohérent avec lusime et lusophone.

Calque lexical. Une "lexie" (une unité de sens linguistique, un mot ou une locution) a un sens dans la langue A et ce sens est transmis à la langue B.

... Quand il s'agit d'un mot, on parle plutôt de calque sémantique, car ce n'est pas le lexique qui est enrichi, mais le sémantisme d'un terme, selon un mécanisme de quatrième proportionnelle. Par exemple
français "étudier = faire des études" <=> "étudier = regarder avec attention".
suisse allemand "studieren = étudier 1" => "studiern = étudier 2".

C'est ainsi qu'un Suisse "studiert" ses horaires de chemin de fer, ce qui est absurde pour un Allemand.

a / b = c / d
étudier 1 / étudier 2 = studieren 1 / studieren 2
- les tournures portugaises dites en français
je me donne bien avec elle / je m'entends bien avec elle / dou-me bem com ela
Calque lexical ET syntaxique.

*

Y'a pas de plan absolu, comme souvent en sciences humaines la matière commande le plan.
A mon avis, le premier point est de faire une série "influence du portugais ("substrat/adstrat") sur ce qui est donné comme français (langue de référence)" et une série pour l'inverse.

Voici un plan qui me vient de mes cours sur le bilinguisme gréco-latin (thèse de F. Biville). Je ne fais que pour le cas "influence du portugais sur ce qui est donné comme français"

I. Emprunt de mot constitué (le mot considéré est pleinement portugais)

I.1 Elements alloglottes (=donnés come portugais, signifiant portugais, mais signifié potentiellement exprimable en français)

- code-switching (passage d'une langue à l'autre, [size]mais l'essentiel de la phrase est en français. Tout ici est question de proportion[/size]).
- "emploi en mention" : "comme on dit portugais, c'est du {mot port.}").

La différence entre l'un et l'autre est que l'un est mécanique/inopiné/inconscient et que l'autre est organisé/voulu/conscient. En fait, entre ces deux pôles, la réalité fluctue.

I.2 Xénisme (référent et signifiant portugais)

Ex. : les noms des recettes, qui ne peuvent pas se traduire.

I.3 Pérégrinismes ("aller-et-retour" d'un mot entre portugais du portugal/portugais de France/français). Sans doute un cas assez limité.

I.4 Emprunt* : il faut alors considérer le degré "d'intégration" dans la langue. L'élément déterminant est souvent la morphologie : est-ce qu'on accorde/décline le mot (comme tu disais : partajar), est-ce qu'on dérive à partir du mot (du genre achar -> achado "donc" partajar -> *partajado ?)

* problème : la différence entre l'emprunt et le xénisme ? Evidemment pas claire, mais c'est encore une question de conscience linguistique. Le xénisme est senti comme étranger / donné comme étranger / prononcé dans la langue étrangère / occasionnel / et ne cherche pas s'intégrer ("il est too much"). L'emprunt est senti comme français / donné comme français / prononcé en français / systématique / et cherche à s'intégrer ("le beefsteack/bifsteck").

II. Hybrides
- Dans la suffixation (base empruntée au français + suffixe portugais)
- Dans la composition (un élément fr. + un élément port.)

III. Calques

Morphologiques (ex. grec sophos "sage" -> sophia, latin sapiens -> sapientia, inventé par Cicéron. En fait, généralement, dans ce cas, le suffixe existe dans les deux langues avec de légères variantes (ex. -ation / -ação), mais c'est le fait d'ajouter le suffixe commun (-ia) à une base formellement différente mais de même sens (sophos/sapiens)

Sémantique (extension de sens d'un mot qui existe déjà en portugais, cas de "studieren")

Lexical /locutionnel

*

Oilà, quelques idées...
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Maïwenn
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Post by Maïwenn »

Waou, Sisyphe est épatant ! Bon ben, j'ai plus rien à ajouter, sauf que "code-switching" en français peut se dire aussi "alternance codique"
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Post by gilou »

Pour code-switching, l'expression française ne serait-elle pas "changement de registre"?
A+,
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Post by Maïwenn »

gilou wrote:Pour code-switching, l'expression française ne serait-elle pas "changement de registre"?
A+,
pour moi un registre c'est différent, il n'y a pas de notions de 2 langues...
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Hartza
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Post by Hartza »

Maïwenn wrote:
gilou wrote:Pour code-switching, l'expression française ne serait-elle pas "changement de registre"?
A+,
pour moi un registre c'est différent, il n'y a pas de notions de 2 langues...
'lut,

On dit bien alternance codique quand il y a changement de langue ou de variété de la langue (dialectes) dans le même discours.

Sur la question du pourqoi, je me permet d'ajouter :
5/ pour ne pas être compris devant certaines personnes présentes.
6/ pour affirmer/infirmer une proposition avec plus de vigueur.

Pour les registres, on parlera de variation diastratique.

A noter que la sociolinguistique est une science toute jeune et que les définitions de ses concepts varient - parfois - suivant les auteurs... Lu sur un site anglais :
"Q: How many sociolinguists does it take to screw in a lightbulb?
A: It depends... "
Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
C'est toujours près de toi cette image qui passe
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Sisyphe
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Post by Sisyphe »

Hartza wrote: noter que la sociolinguistique est une science toute jeune et que les définitions de ses concepts varient - parfois - suivant les auteurs... Lu sur un site anglais :
"Q: How many sociolinguists does it take to screw in a lightbulb?
A: It depends... "
:( L'ultravariation des noms de concepts en linguistique est malheureusement une des plaies de ce cette science passionnante. Je redis et j'affirme que tout futur linguiste devrait apprendre par coeur l'introduction du dictionnaire de G. Mounin qui fait bien le point, en des propos nécessairement acerbes, sur la "néologites", les thèses en forme de "cimetière de voitures linguistiques", la "misère terminologique", les "étiquette publicitaires linguistiques" et inversement, la saine "hygiène épistémologique" qui devrait les parer - toutes expressions de lui, je précise.

La palme va d'une part aux formalistes de tout poil (générativistes, tranformatistes, stratificationalistes, computationalistes et autres muscosodomistes) et aux descripteurs du français d'autre part, avec une spéciale dédicace à Damourette & Pichon, les dupondt terminologiques de la linguistique mondiale ('te balancerait leur priscal dans la g*** moi ! :evil: ).

Les linguistiques descriptives des autres langues m'ont l'air plus calmes. En particulier allemand, latin et grec.

Vu de l'extérieur, la sociolinguistique m'avait l'air pas trop agitée. Mais les conflits d'école, c'est vrai, y sont nombreux, surtout je crois en terre anglo-saxonne. Nous, nous sommes plutôt unifiés - ou alors dirons certains, dominés par un ou deux grands pontes, mais des fois je suis pour la tyrannie.

Pour appuyer les propos d'Hartza, je ne citerai qu'un fait : il n'y a pas un mais deux Que-Sais-Je consacrés à la sociolinguistique : la sociolinguistique de L.J. Calvet, et la sociologie de la linguistique de chépluki j'ai la flemme. Paradoxalement, le première est plutôt sociologique et le second plutôt linguistique.
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)
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Hartza
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Post by Hartza »

Foutredieu,

14,5/20 à mon partiel de sociolinguistique !!!

J'y allais pour les dates de rattrapages, et j'apprends que j'ai mon semestre !
I-z-ont quand même salement remonté les notes suites aux six semaines de blocage... Un grand merci au Gouvernement et aux gauchistes... :loljump: :-o
Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
C'est toujours près de toi cette image qui passe
mig p/c
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Post by mig p/c »

merci pour vos réponses. :)
Olivier
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Post by Olivier »

très intéressant, j'ai pu observer la même chose avec d'autres langues...
-- Olivier
Se nem kicsi, se nem nagy: Ni trop petit(e), ni trop grand(e):
Éppen hozzám való vagy! Tu es juste fait(e) pour moi!
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ANTHOS
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Post by ANTHOS »

oui, c'est très intéressant - j'observe cette phenomène au sein de la commaunauté chypriote de londre - les résultats sont parfios amusants

un de mes favoris

expiriotites (néologisme) / experience (anglais) / empiria (grec)
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didine
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Post by didine »

Y'en a pas mal aussi chez les Polonais de France: la poubelle devient pubel, les camions deviennent kamiony, etc. :lol:
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