Première partie: Chap. I, pages 15-16
Le Voyage
Les villes, comme les gens ou les maisons, ont une odeur particulière, souvent une pestilence. Pendant que je parcourais les rues rectilignes de Trujillo, je me sentais enveloppé d’une transpiration secrète qui émanait d’on ne sait où, peut-être des entrées, des caves condamnées ou des égouts. Une présence olfactive s’approchait de moi et me rappelait à chaque pas ma condition d’étranger, de fils de terre étrangère. Moi, je marchais [à pas lourds] sous un soleil de plomb et les balcons mauresques, me rappelant qu’à Lima, [des années auparavant...] quand j’allais dans les rues du centre, j’avas perçu aussi l’odeur de la ville. Lima, disaient les anciennes, sentait le renfermé. Pour moi, elle a toujours eu l’odeur d’un baptistère, d’un châle béni [d’une grenouille de bénitier], d’un sacristain bedonnant et poussiéreux. Mais Trujillo avait une autre odeur. C’était une odeur jaune, en tout cas, une odeur qui avait à voir avec celle des jaunes d’œufs, des glaces impériales ou de ce soleil d’ambre qui pénétrait tous les objets.
La veille, à six heures du matin, nous étions partis de Lima, dans une gondole rouge. Ce voyage avait été décidé par mes oncles chez qui j’habitais depuis la mort de mon père. Je n’ai jamais su avec certitude pourquoi ils s’étaient résolus à m’éloigner d’un endroit dans lequel je commençais à me sentir bien. Je suspectais une machination de ma tante Hernimia, qui me détestait parce que je passais mes journées entières à ne rien faire. Mon occupation favorite était de m’appuyer contre les murs, me vautrer dans tous les fauteuils, en pensant à des choses absurdes, comme au visage qu’aurait ma tante Herminia si elle se coupait un peu les cheveux.
[pg. 16] D’autres fois, je montais à la terrasse et je passais mon temps à poursuivre les chats de gouttière ou à épier l’intimité du voisinage. Alors que je venais de terminer l’école, je croyais avoir conquis pour toujours le droit d’être oisif.
Toutefois, on considérait que ma conduite devait être pernicieuse pour mes cousins, bien qu’en réalité, mon commerce avec eux se limitait à leur donner, de temps à autres, des gifles.
Ce qui est sûr, c’est que Philippe, l’époux d’Hermina, s’est entretenu avec moi durant quelques jours, me parlant du ranch duquel il était l’administrateur, de son air pur, du lait bu à l’ombre des vaches. Son discours ne m’émouvant pas, il se résolu à exercer ses droits de tutelle. Et du jour au lendemain, il annonça notre voyage.
C’est ainsi qu’un matin d’été, Philippe et moi-même nous en allâmes. La première journée de voyage fut mémorablement ennuyeuse. Je n’aurais jamais imaginé que la côte de mon pays fût un désert. Jusqu’alors, je n’avais connu que la vallée de Lima, riche en vergers et jardins. Par la petite fenêtre, je voyais circuler [
je ne comprend pas cette phrase]
Tous les cent kilomètres, nous croisions un fleuve sur les rives duquel poussaient des herbes ou des [cabanes]. Des villages [pullulaient] on ne sait trop comment dans la plaine qui vivaient [du chemin] comme on vit du torrent. L’omnibus les traversait, ne leur accordant aucune importance, et sur les abords de sa rue principale, de son unique rue, on avait à peine le temps de voir s’agiter un bras faisant un signe qui, plus qu’un salut, avait l’air du geste désespéré d’un homme qui se noie.
A Trujillo, nous occupions un vieil hôtel à trois étages, sur la façade duquel se trouvait une enseigne représentant une étoile à cinq pointes. Ses très hautes chambres tapissées et maussades ne m’inspiraient qu’effroi [si bien que] je ne fis qu’errer dans les rues à la recherche de l’odeur citadine. Philippe passait ses journées à faire d’étranges [activités]. Je ne le voyais que le soir, quand en rentrant, il faisait du bruit et me réveillait. Ouvrant un œil, j’épiais ses gestes machinaux d’aventurier nocturne : il se regardait dans le miroir, ajustait sa moustache, s’étirait et, sifflant allégrement, allait dormir.