
Ah ça, ça me rappelle une colle d'agrégation : "les négations en latin". Et bien sûr, le passionnant livre d'Anna Orlandini sur le même thème...
Anuanua, tu confonds structure profonde et structure de surface. Ou plus exactement, la négation comme processus logique, la négation comme processus linguistique, et enfin la négation comme marque morphosyntaxique, et tant qu'on y est, quantification et qualification.
Etape 1 : un cachet de paracétamol
La négation logique est un fait qu'on peut représenter mathématiquement ; il positionne deux éléments entre eux sous le rapport de leur vérité.
La négation linguistique est un processus à la fois syntaxique et pragmatique qui transcrit la négation logique.
Dans l'analyse logique (plus exactement en sémantique formelle) prévaut la célèbre loi de Frege : le sens d'une phrase est fonction du sens de ses parties, il est additionnel (ou plus exactement, compositionnel).
Dans l'analyse linguistique, cette loi ne vaut plus. Le sens d'une phrase est fonction des combinaisons morphosyntaxiques. On pourrait dire qu'il est plutôt "multiplicatif".
Dans l'analyse logique, il n'y a qu'un seul type de négation, qu'on appellera négation propositionnelle (le "petit coude" : ¬).
Dans l'analyse linguistique, une négation n'est pas séparable de sa "portée", qu'est-ce qui est nié au juste ? Traditionnellement, on distingue négation phrastique et négation de constituant. D'ailleurs, les langues font souvent, soit de façon occasionnelle soit de façon systémique, la différence.
Etape 2, l'analyse linguistique : deux cachets de paracétamol
Lorsque je dis "tous les avions ne sont pas supersoniques", la négation est phrastique ; et très concrètement, le français pour une fois sympathique la met bien juste à côté du verbe, et comme le français est généreux, il met même deux négations, l'une juste avant et l'une juste après, on ne peut pas se gourer. Ce qui est nié, c'est "sont", entre les deux bornes de la négation.

D'ailleurs, en linguistique française on appelle "ne" le "discordanciel", et "pas" le "forclusif". Ca dit bien ce que ça veut dire : "ne" indique qu'il va y avoir discordance entre ce qui est dit et ce qui est vrai, comme un gros panneau de circulation triangulaire "attention, vous entrez dans une zone de négation", il faut ralentir. Le "pas" forclôt la négation (tiens, demain je vais dire "allez, le cours est forclos, vous pouvez ranger vos affaires

), il y met fin quoi ; sur la route, ce serait un panneau carré "fin de la zone de négation".
Si je dis maintenant "aucun avion n'est supersonique", on a affaire à une négation de constituant : c'est le déterminant "tous" qui est nié, le verbe ne l'est pas .

Là, le français est moins sympathique : il remet un "ne". Mais ce "ne" n'est plus une discordanciel, car il n'y a pas de discordance : je constate bien un rapport positif entre "zéro avion" et "supersonique" (ah, on glisse vers l'analyse logique...). Ce "ne" n'est qu'un reflet de la négation (c'est son nom...). Dans ma métaphore routière, ce serait plutôt un pannonceau "rappel" en-dessous d'un panneau "interdit de stationner". L'anglais du XVIIe serait plus logique : "no man is an island entire on himself" (suis pas angliciste, mais "no plane is supersonic" est-il juste ?).
En latin est un degré plus clair encore : il possède une pure négation de constituant ("haud"). Sa clarté ne va pas jusqu'au bout, car "non" peut être l'un ou l'autre.
Troisième étape, l'analyse logique : la société pharmaceutique Bayer SA toute entière
1. Toutes les femmes sont intelligentes
∀x [Fx -> Ix]
Traduction : pour tout individu (x), l'attribut du prédicat "être femme" (F) implique l'attribution du prédicat "être intelligent" (I).
2. Toutes les femmes sont inintelligentes
∀x [Fx -> ¬Ix]
2bis. Toutes les femmes sont bêtes
∀x [Fx -> Bx] <=> ∀x [Fx -> ¬Ix] ssi ¬I=B
traduction : pour tout individu etc. si et seulement si la négation du prédicat "être intelligent" équivaut au prédicat "être bête".
3. Toutes les femmes ne sont pas intelligentes.
∃x [Fx ^ ¬Ix]
traduction : il existe au moins un individu tel que le prédicat "être femme" est conjoint à la négation du prédicat "être intelligent".
On remarque tout de suite que non seulement 2 et 3 ne sont pas du tout équivalentes, mais qu'encore je n'ai pas déplacé la négation formelle (le "petit coude"), c'est la nature même des symboles que j'ai changée. Plus exactement, c'est la quantification : je suis passé de ∀ ("pour tout") à ∃ ("il existe au moins un"), et l'opération : je suis passé de l'implication (->) à la conjonction (^).
Etape finale, la linguistique contrastive : l'eau douce et tiède pour dissoudre le paracétamol
Chaque langue se donne ses propres moyens syntaxiques pour transcrire le fait logique de la négation. Or, ce qui fait la "règle", et donc la "faute" que tu mentionnes, c'est la "grammaire" d'une langue. Or, la grammaire est par essence totalement arbitraire, ce que n'est pas la logique.
Ainsi, le latin et le grec fonctionne
exactement en sens inverse !
Non enim nemo venit.
[NEG "en effet" "personne" "est venu"]
Ού γὰρ ούτις ἔλθε
[NEG "en effet" "personne" "est venu"]
Strictement superposables. Et pourtant, elles veulent dire exactement l'inverse ! La latine signifie "quelqu'un en effet est venu", la grecque "absolument personne n'est venu". Et si je dis "nemo non venit", ce n'est pas "personne n'est venu" mais... "Il n'y a personne qui ne soit venu", autrement dit : tout le monde est venu, c'est la fête.
L'exemple du "on ne doit pas fumer" que mentionne Olivier pour le hongrois marche aussi pour le passage du français à l'allemand je crois, j'ai le souvenir de m'être pris les pieds dans un "du musst nicht" en allemand en classe prépa.
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Sur ce : ∃x [Sx ^ Dx] (S = être Sisyphe, D = aller faire dodo...].
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)