

(Ceci pour prouver qu'on peut dire des vulgarités en espéranto

Bon, pour ne pas faire trop long et parce que je tombe quand même de sommeil

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Premier point la facilité de l'espéranto. Il est évident que l'espéranto n'est pas facile "dans l'absolu" ; comme toutes les langues vivantes, sa difficulté est relative aux langues qu'on parle déjà. Je comprends facilement l'espagnol que je n'ai jamais appris parce que je parle latin etc. Donc, en effet, on peut dire : "il est plus facile pour un locuteur d'une langue romane d'apprendre l'espéranto que pour un sinophone". (car il aborde un vocabulaire connu de 40 %). A fortiori, "il est encore plus facile pour quelqu'un qui est versé dans les langues romanes ET dans au moins une langue germanique d'apprendre l'espéranto que pour un chinois" ; puisqu'on arrive à 80 % du vocabulaire.
Mais, d'une part, cela n'enlève rien à la proposition selon laquelle "il est plus facile à un chinois d'apprendre l'espéranto que l'anglais". L'espéranto n'est pas plus facile tout court, il est plus facile que d'autres. Et j'ose même aller plus loin en disant "il est plus facile à un locuteur de langue A d'apprendre l'espéranto que n'importe quelle langue B". Seules exceptions : si A et B sont très très proches (genre danois/suédois/norvégien) – mais dans ces cas-là, ils s'agit moins de langue que de variations dialectales (non, non, ne venez pas me prendre le chou avec la question langue/dialecte, on en a déjà parlé

D'autre part, je dirais : tant mieux : l'un des critère de Zamenhoff – contrairement à toutes les langues inventées avant lui et à une bonne partie de celles qui ont suivi (et n'ont pas survécu à leurs auteurs) – c'était que chaque mot de base fût compréhensible par le maximum de locuteurs externes, préférant une base latine, par exemple, quand celle-ci se retrouvait des dans mots de langues germaniques ou slave, ou inversement. Dans l'évolution ultérieure de l'espéranto, Zamenhoff (et ses disciples) ont refusé par exemple d'augmenter la part des éléments latins. Et les "déviances" de l'espéranto, comme l'ido, ont toutes cherchées à accroître la seule part latine aux dépens des éléments germaniques et slaves. Et aucune n'a réellement survécu.
Certes, je te concède de bonne grâce malgré tout que le vocabulaire espéranta de base est 40 % néolatin (souvent le français d'ailleurs), 40 % germanique (plutôt allemand qu'anglais), 15 % slave et que parmi ce qui reste, on trouve plus de grec ancien et d'hébreu (quand même…) que de chinois ou bamiliké (exception faite des termes naturellement exotique bien sûr). Je te concède par suite que ces proportions sont une conséquence directe de la culture personnelle (immense quand même) de Zamenhoff, et aussi de l'esprit de son temps. Si l'espéranto était arrivé quarante an plus tard, la part des mots anglais aurait été triple. Le français était encore une langue de culture à l'époque…
Mais revenons à la question du vocabulaire. D'une part, je répète ce que j'ai dit plus haut : le vocabulaire espéranta est essentiellement autogène. "bel-" (racine signifiant "beau) est peut-être latin (en fait français), mais ni la variation de classe grammaticale (belo substantif, bela adjectif, beli verbe, bele adverbe), ni tous les dérivés (beligi, beligxi, plibeligi, plibeligxi, beleta, belega, malbela, malbeligxi, beleco, etc. on pourrait facilement en trouver une cinquantaine) sans parler des composés, ne doivent rien aux langues-sources. Donc, une fois acquises les deux ou trois cents racines de bases (ce qui est plus facile quand on est européen, OK), la capacité de compréhension ne doit plus rien à la langue originel du locuteur.
D'autre part : le vocabulaire n'est pas tout, et loin s'en faut. Prends les créoles de nos DOM TOM. Ils doivent bien avoir 90 % de vocabulaire venus du français. Pourtant, c'est strictement incompréhensible – en tout cas pour moi. Par ce que la structure morpho-syntaxique, elle, n'est pas ou peu française (soit qu'elle soit autogène soit qu'elle soit substratique, je laisse cette question aux spécialistes que je ne suis pas).
Or, l'un des fondements, pour ne pas dire l'un des dogmes de l'espéranto – et qui est le point le plus étonnant car il est né de lui-même, peut-être sans que Zamenhoff lui-même en perçoive toute l'étendue – c'est que chaque élément est autonome. Il n'y a pas, en espéranto, de différence entre un nom et un suffixe. Du point de vue des grammaires européennes, "-ulo" est un suffixe de nom de personne :
drinko : boire de l'alcool* -> drinkulo : un ivrogne
(*oui parce que l'espéranto fait la différence entre boire tout court "trinki", et boire dans un but festif dans le cadre d'une occasion précise "drinki" – donc plutôt de l'alcool. Bernard expliquera tout ça mieux ; ceci pour te prouver qu'il y a bien des spécificités amusantes dans l'espéranto

Sauf qu'en réalité, "ulo" peut fonctionner de manière indépendante : ulo = une personne. De même "ino", qu'on qualifie de suffixe de féminin, peut signifier, à soi seul, "femme". En terme linguistique, on dira qu'il n'y a pas de différence entre morphème et synthème (qu'est ce que je cause bien quand même).
C'est cette réduction presque atomique à des éléments TOUJOURS indépendants qui permet une certaine multiformité de l'espéranto. Si je suis les canons européens, je dirai quelque chose comme (Bernard, Bovido, corrigez-moi – mais je ne pense pas être trop fautif dans ce cas):
1. la edzino de pastoro iras al kongreso per sxia aùto "la femme du pasteur va au congrès au moyen de son automobile".
Mais en réalité, je puis redistribuer les éléments essentiels de cette façon-là :
2. la pastoredzino alkrongresas sxiaùte "la pastorofemme au-congrètise soi-voituriquement"
C'est un peu limite

C'est cette liberté qui a permis aux locuteurs de langues à nos yeux exotiques non seulement de prendre part à l'espéranto, mais aussi de lui apporter ses propres évolutions. Je t'accorde en effet que quand moi j'écris – maladroitement – en espéranto, j'ai plutôt tendance à reproduire des énoncés de type analytique (phrase 1), tandis que quand on tombe sur des sites espérantistes japonais (j'en ai vu un récemment, un blog), le nombre de terme de type synthétique explose ! Mais ces différences ne sont pas pire qu'entre deux variétés de langues (deux accents par exemples) ; et plus les locuteurs sont vraiment espérantistes (ce que je suis encore loin d'être), plus se forme un juste milieu ; en tout cas jamais l'intercompréhension ne cesse. Mieux : l'espéranto évolue – ce n'est pas une langue figée, Zamenhoff n'a jamais voulu qu'elle le soit (et contrairement à ce qu'on dit, il y a même quelques irrégularités

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Pour rester un peu dans le sujet, rapidement et au passage, tu nous demandais les termes issus du slave en espéranto. J'aurais aimé que Bernard te réponde car mon vocabulaire est encore limité (et surtout, je ne connais rien au slave !). Le seul dont je sois sûr, c'est l'interrogatif "cxu" "est-ce que", qui vient du polonais "cy". Il me semble que le nom du "mari" : "edzo" doit aussi être slave, parce que sinon je ne vois pas d'où ça pourrait venir (pareil pour le brochet "ezoko" ?). Je crois enfin qu'un certains nombres de "suffixes" (mais comme je l'ai dit, il n'y a pas de suffixe en espéranto : c'est déjà un substantif) viennent du russe ; je pense à "-ado", qui marque l'intensité ou la répétition, dans la mesure où "l'adacismo", le fait d'abuser de l'élément "ad", passe pour une faute de russophone. J'ai lu quelque part aussi que "nepre" (assurément) viendrait de qqchose comme "nepremeno" en russe. Enfin bref, je suis incapable d'en faire la liste.

Zamenhoff et ses disciples ont toujours voulu aller au plus simple. C'est pour cela je pense qu'ils ont plutôt copié le système verbal slave. À la question notable du perfectif/non-perfectif – la plus grande horreur du polonais, selon mon prof d'allemand de khâgne, qui a vécu 15 ans à Varsovie et qui adorait la Pologne. Il est vrai qu'il n'y a pas de perfectif en tant que tel en espéranto ; mais une formulation comme "mi estas mangxinta" = "je suis ayant mangé" = j'ai mangé, est de facto perfective.
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Pour ce qui est, une dernière fois, de l'espéranto comme langue-pont dans les organismes internationaux, tu as évidemment soulevé le point le plus important : il faudrait d'abord que tous les étudiants des écoles de traduction apprennent d'abord l'espéranto, et donc il faudrait d'abord trouver assez d'universitaires et de professionnels (il y en a : il y a un DU à Lyon III par ex.) pour l'enseigner, etc. Ça fait beaucoup de "il faudrait"… Personnellement, mon opinion n'est pas : "cela va se faire" mais "cela serait vraiment génial si ça se faisait, mais ça ne se fera pas". Tu dis toi-même que l'anglais est actuellement la langue-pont. C'est comme ça, je l'admets. Mais c'est dommage, parce que l'anglais est loin d'être une langue précise et claire, arguments ci-dessus.
Tiens, un autre exemple que j'ai souvent subi : combien de fois ai-je trouvé dans des bibliothèques des bouquins russes rangés au milieux des livres grecs, parce que les bibliothécaires ne lisaient pas plus le grec que le cyrillique, ou bien combien de fois ai-je trouvé des livres sur les langues romanes classés à "empire romain", parce qu'il y a roman ou romanisch sur la couverture ? Évidemment, les grandes biblis (type BIU ou Part-Dieu) auront toujours des conservateurs en charges de ce genre de fonds, avec suffisamment de connaissance et de langues pour gérer correctement ; mais les autres sont réduits à l'à-peu-près, quand il ne parle que l'anglais, et généralement très mal (comme moi quoi…). Et il n'existe toujours pas de système de référencement thématique international (à Lyon, le classement de la maison de l'orient obéit aux standards de la bibliothèque du Congrès – quand je parlais de domination - , tandis que les autres doivent suivre je pense ceux de la BNF). Alors qu'il suffirait de savoir autant l'espéranto que moi – c'est à dire trois heures de cours, à peu près – pour référencer en quelques mots un bouquin, et de manière très précise (puisque romain, roman (art) et roman (langue) peuvent se différencier facilement – je pense que je sais comment on les dit mais je préfère ne pas m'avancer, sinon Bernard va me taper sur les doigts).

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Pour résumer :
1. La facilité de l'espéranto est plus grande dans le relatif pour un locuteur de langue romane ou germanique que pour tout autre groupe, surtout non européen. Mais dans l'absolu, l'espéranto reste pour tout locuteur la langue la plus facile à apprendre.
2. Le vocabulaire espéranto est : a) à base européenne ; b) à forte capacité autogène.
3. Je le maintiens : la capacité de l'espéranto à la précision est immense.
En toute bonne foi, je ne crois pas qu'il soit possible de contester la qualité intrinsèque de l'espéranto, sur deux des critères à partir desquels on juge souvent les langues étrangères : la précision et la simplicité (ce qui est un tour de force).
Mais je n'ignore par qu'il reste deux points au moins. Le premier est qu'une langue ne s'impose pas par ses qualités, mais par la puissance (technique, financière, culturelle, politique) de ceux qui la parlent. Contrairement à Bernard, je ne crois pas du tout que l'espéranto puisse jamais s'imposer, même dans trois siècles. Le second peut se résumer de la manière suivante :
1. Techniquement, Joël Robuchon cuisine mieux que ma grand-mère.
2. Mais je préfère la cuisine de ma grand-mère.
Ca ferait une bonne introduction à la question de la culture…
