
Il ne vous surprendra pas d'apprendre que toute idée relative à la grammaire provoque en moi une transe à mi-chemin entre l'éthylique et le psyllocibineux !
Ce n'est parfois QUE la grammaire qui m'intéresse. En latin, j'en ai fait mon possible avenir. Dans les autres langues, le détail, l'irrégularité, le reliquat tapi dans l'ombre, la vieillerie héritée du proto-quelque chose m'intéressent cent fois plus que de demander ma route. J'aime les déclinaisons en néerlandais, le subjonctif en anglais ou les verbes + génitif en allemand, tous les trois devenus en fait purement virtuels.
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S'agissant maintenant de la grammaire française, mes opinions réelles sont très compliquées. J'ai la même passion que précédemment pour les raretés, les cas-limites horriblement rares, et je dégaîne mon Grevisse face au participe passé pronominal après infinitif doublement subordonné à la même vitesse que le vigile sous-payé dégaîne son taser quand le SDF approche. En même temps, je crois qu'il faut savoir raison garder : sur la réalité de certaines règles (les "mythes grammaticaux"). Sur la valeur morale et même intellectuelle réelle de l'orthographe. Sur ma propre pratique : j'ai été profondément dysorthographique, et ma "vigilance orthographique" ne fonctionne toujours pas ; c'est comme des petites diodes dans ma tête qui auraient un faux contact ; le "bip attention accord au pluriel" ne se déclenche pas, ou alors avec retard (syndrôme du "s en retard" : "les petits chat lappent du laits", parce que la diode de "les => met le nom au pluriel" n'a fonctionné qu'au moment où j'écrivais "lait"). L'ayant vécu, je sais qu'il existe une inégalité fondamentale devant l'orthographe entre les individus, dont j'ignore la part d'inné voire de biologique mais qui doit exister (cela étant, le but de l'éducation, c'est de
contredire l'inné et le biologique,
toujours).
Comme prof... Même complexité. Je pourrais en écrire des pages, en développant différents sujets :
A. "Il faut se méfier des décadentistes". Oulàlà ma bonne dame tout fout le camp, "avant" (ah, "l'avant" rêvé de tout enseignant, moi compris

...) "ils" savaient leur orthographe. "Sélafôte" à la méthode globale (au SMS, aux 35 heures, au complot juif, etc.)... Compliqué, en réalité, de mesurer réellement le niveau d'orthographe d'une génération ; mais lisez les lettres de Lili des Bellons au petit Marcel Pagnol, ou celles des poilus de 14 ; non, il n'y a pas d'âge d'or de la dictée sans faute.
La différence, c'est de savoir quels élèves on envoyait à quels examens et dans quels types d'écoles (ce qui ne veut pas dire que ce soit bon en soi d'élèver sans fin le nombre d'années d'études).
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu de perte, en particulier de perte ponctuelle sur des points très précis. Sur la maîtrise du
vocabulaire grammatical, par exemple ; sur la dimension phonologique de l'écriture (1/3 de la
salle des profs ne sait pas à quoi servent les trémas de "Loïc").... "Sélafôte" aux méthodes officielles de collège ? Telle est en tout cas mon discours "officiel" de prof de lycée, c'est-à-dire quand je suis fatigué et que je n'ai pas envie d'être intelligent, grave et pondéré.
B. "La grammaire, c'est simple, et il faut respecter cette simplicité". J'aime, en tant que prof, le cri de l'élève "ah mais en fait monsieur c'est comme avant !" (j'ai même eu l'année dernière "ah mais en fait monsieur il y a une règle !"

). Eh oui : geindre se conjugue comme peindre, il n'y a pas d'accent devant les x, 90% des finales en "é" sont logiques, je n'aperçois qu'un p à apercevoir, etc.
Le troisième qui doit me redire une fois de plus que pour la phrase cinq "on doit écrire "m'a" et non pas "ma" parce que l'on peut remplacer par "m'avait" et donc c'est un pronom plus un verbe" soupire : mais msieur on l'a déjà dit, msieur on peut noter que la réponse ? - Nan ! On recopie toute la phrase ou c'est deux baffes (la grammaire, ça n'a de logique que dans une phrase. La réponse, je m'en fous, je la connais).
Mais le dixième qui me le dit, qui pour la première fois découvre qu'il peut être interrogé et donner une réponse juste, et même avoir compris cette réponse juste alors que d'habitude, son rôle EST d'être en échec, tout le temps, partout, pour tout le monde, je vous jure qu'il y a une flamme dans le regard qui justifie qu'on fasse ce métier ! Je préfère à bien de choses perdre une heure à faire réciter en choeur "je finis I.S., tu finis I.S., il finit I.T. etc." jusqu'à ce qu'ils en rêvent la nuit, mais avoir le sentiment que quand ils sortent, ils ont appris UN truc (bête, mais UN truc).
C. "L'orthographe n'est pas une mesure de l'intelligence, mais c'est un critère de jugement social et il faut en tenir compte".
Le premier point me rend relatif et tolérant : on ne démolit pas un élève parce qu'il fait quelques fautes, ou même parce qu'il en fait beaucoup. On peut aussi s'intéresser à sa créativité, à sa capacité à fabriquer un texte narratif ou argumentatif. Voire à faire complètement autre chose (

"bon, d'accord, je suis obligé de lui mettre deux
baffes heures de colles pour son dessin cochon, mais quand même, quel talent de dessinateur il a ce gamin !").
Le second point me rend absolu et dictatorial : on ne doit surtout pas laisser un gamin croire qu'il a le droit de faire des fautes. Il sera jugé pour cela : aux examens, et surtout par ses futurs employeurs. Une mauvaise orthographe est une tare sociale.

"Le premier qui me met un accent devant un x se prend deux baffes, et si vous faisiez moins de petits dessins
monsieur Machin, vous sauriez peut-être vos règles !"
Schizophrénie de mon métier.
Je me souviens d'une discussion récente avec des amis. Je disais que ma collègue du lycée pro (

les rapports profs du général / profs du profs du pro sont à peu près aussi ambigus, condescendants dans les deux sens et finalement inexistants que les rapports profs / instits, hein Kokoyaya

?) ne soulignait pas les fautes d'orthographe dans ses copies (en général : hallucinantes et pléthoriques !) et ne faisait que peu de grammaire, préférant la lecture d'oeuvres simples.
Opinion 1 du groupe : mais c'est scandaleux, puisque c'est leur problème, il faut insister là-dessus et "refaire des bases". Que ne fait-elle du Bled ? Etc.
Opinion 2 du groupe, celle de ma collègue mais aussi la mienne : un gamin de 18 ans qui pendant quatre, cinq, six ans parfois s'est pris tôle sur tôle pour son orthographe, n'a jamais reçu une copie qu'ensanglantée de rouge (et Dieu sait que je suis moi-même du genre saignant !), s'est senti humilié au tableau et s'est replié dans son échec, il n'y a plus rien à en tirer. Il faut avoir le courage de renoncer, et essayer de récupérer ce qui reste d'intelligence dans ce cerveau en grattant l'épaisse couche d'humiliation/refus/violence qui fait gangue.
Alors honte au système qui n'a pas réussi à le faire "rentrer" dans l'orthographe ("sélafôte" aux instits, dira le professeur de collège...), mais après tout la société n'a pas fondamentalement besoin de boulangers qui gagnent la dictée de Pivot.
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Mardi prochain, cours de BTS deuxième année : à quoi sert l'accent aigu.
Dans le fond (mais ne le répétez pas c'est pire qu'une chaude-pisse pour un prof de lycée) : j'adore enseigner la grammaire !
La plupart des occasions des troubles du monde sont grammairiennes (Montaigne, II.12)