L'anthropologie historique? Bon, je m'y colle. Sisyphe serait pourtant au moins aussi compétent que moi pour répondre à cette question, mais puisqu'il se contente de persiflages vis-à-vis du monde universitaire (ça lui arrive, ces jours-ci

), allons-y.
D'abord, je vais être un peu décevant: l'anthropologie historique, ça ne veut pas forcément dire grand-chose. En effet:
- c'est un concept qui a énormément évolué. Quand on relit l'article d'André Burguière, « L'anthropologie historique »,
in Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel (dir.),
La Nouvelle Histoire, Paris, CELP, 1978, ça fait sourire: pour résumer, l'auteur définissait l'anthropologie comme l'histoire de la vie quotidienne, des humbles, des matériaux non-nobles, etc. Autant de sujets parfaitement respectables, mais qui n'ont plus grand-chose à voir avec ce qui est couvert aujourd'hui par la même notion.
- encore aujourd'hui (ou bien: aujourd'hui plus que jamais?), c'est un concept extrêmement fragmenté. Il y a l'anthropologie de la famille, l'anthropologie religieuse, l'anthropologie juridique, l'anthropo économique, l'anthropo des savoirs, l'anthropo médicale, etc. C'est d'ailleurs assez amusant de constater que l'anthropologie, qui souhaitait devenir une science transdisciplinaire de l'humain, est en train de devenir une constellation de disciplines qui ne sont plus forcément très liées entre elles.
Cela dit, il reste quelques constantes, et les voici.
- l'anthropo se veut plus générale que les disciplines précédentes. Pas d'histoire économique sans histoire des mentalités, pas d'histoire européenne sans une petite comparaison avec des dossiers ethnologiques, etc.
- dans ce projet de décloisonnement, un des grands ennemis est l'histoire institutionnelle. Dans cette optique l’essentiel des rouages sociaux résident dans le non-dit, les coutumes, la négociation informelle entre les acteurs, les croyances etc. Je pense que c'est notamment ça que ton directeur avait en tête pour une histoire des missions: ne pas se contenter de (re)faire l'histoire du clergé ou du dogme, mais de prendre en compte toutes les facettes de ton corpus. S'il s'agit d'une mission auprès de non-chrétiens (indiens chamanistes, etc.), prendre au sérieux ce que disent les sources à propos de ces religions, du système mental et social qu'elles bâtissent, du choc que produit l'irruption du christianisme, etc. Dans tous les cas, appliquer également ce regard très général au missionnaire lui-même: à quel système mental appartient-il en voulant convertir le monde, obéit-il à des croyances hiérarchiques, rituelles, non-dites, etc.?
Pour te donner une petite idée, voici un petit comparatif entre ce que l'historiographie anthropo et l'historiographie plus classique pouvaient respectivement produire sur un certain nombre de sujets (c'est caricatural, mais ça donne une idée). En bleu, la version classique, en rouge la version anthropo:
- Au sujet de la
famille:
La famille est une institution essentiellement nucléaire gouvernée par la biologie et par le droit/
La famille est une institution sociale, à laquelle on peut appartenir même si on n'en est pas un membre biologique (les domestiques, les "protégés" des patriciens romains, etc.), un vecteur de croyances, un distributeur d'informations et de pouvoirs et un des principaux rouages économiques de la société.
- Au sujet de l'
économie:
l'économie est une question d'offre et de demande, éventuellement régulée par les acteurs tels que l'Etat/
l'économie repose sur des accords, des longs palabres, des réseaux personnels, un consensus social, etc.
- Au sujet du
droit:
le droit est une science en progrès constant vers la perfection, régie par des textes qui visent à gouverner l'essentiel des données humaines/
le droit est un perpétuel compromis dépendant des besoins d'une société donnée, mais celle-ci se régule aussi bien des par des pratiques informelles (sens de l'honneur, négociations à l'amiable, etc.) que par le recours à une norme écrite et authentifiée par un législateur.
- Au sujet de la
politique:
celle-ci est le gouvernement d'une société par un Etat nanti de lois et du droit à la répression. Il s'agit surtout de politique internationale, de production rationnelle de lois pour l'intérêt commun et, dans le pire des cas, de surmonter des crises constitutionnelles/
la politique est avant-tout une discussion et une négociation permanente cherchant des bricolages pour toute situation nouvelle; les décisions dépendent avant tout de la sociologie des hommes politiques, des croyances en cours et de l'inertie des institutions.
Pour des références plus précises, tu peux retenir (sans exhaustivité) les grands ancêtres que sont Marcel Mauss, Claude Levi-Strauss (adopté par les anthropo alors que lui-même se définissait plutôt comme philosophe, structuraliste ou ethnologue), Jack Goody, Carlo Ginzburg, George Dumézil, Marcel Détienne, Gerd Althoff... Pour le cas particulier du Moyen Âge, il y a
un article de J.-Cl. Schmitt qui offre une bonne synthèse récente. Plus proche de ton sujet (si j'ai bien compris la nature de celui-ci), tu pourrais jeter un coup d’œil sur l'article de Michel Fournier, "Des récits de voyage à l’anthropologie historique : enjeux du dialogue avec l’anthropologie dans les études dix-septiémistes au Canada",
Dix-septième siècle n° 252, 2011/3, p. 455-467.
Amuse-toi bien: c'est un sujet assez stimulant.
