1) les linguistes (si j'utilise le bon terme ...) utilisent-ils parfois la méthode géographique (cartographie, analyse géographique de toponymes, par exemple) pour démontrer des origines, des fréquences de mots ou d'expressions dans certaines contrées, à de plus ou moins grandes échelles ?
Oui. La géolinguistique est un des domaines majeurs de la linguistique "vivante" (= pas la linguistique générale). Et cela se décline de multiples façons.
Parlons d'abord de la toponymie, car c'est une science essentielle. C'est à peu près la seule qui permette de reconstituer l'histoire des langues avant qu'elles ne développent une écriture ; les noms de lieux étant ce qu'il y a de plus conservateur ; un nombre considérable de lieu en France, par exemple, ont un nom antérieur aux langues celtiques ; en terre américaine, des noms aussi importants que Massachusetts, Kansas, Ottawa ou Mexico doivent leur noms à des peuples qui n'ont peut-être plus un seul locuteur vivant. On s'appuie beacoup sur les toponymes, par exemple, pour reconstituer l'histoire des migrations indo-européennes.
Cela étant, c'est une science à pièges. L'évolution de ces termes, qui par définition n'ont pas de "sens", est encore plus radicale que les autres (pas grand-chose de commun entre Lugdunus et Lyon), l'adaptation du nom d'un lieu déjà existant par des populations nouvelles est parfois très approximative (cf Moskva, Moskau, Moscou, Moscow, ou pire : Dantzig/Gdansk. Ronan pourait nous parler des "francisation" de noms bretons). Enfin, une danger assez courant consiste dans la réinterprétation des noms d'une langue antérieure dans la langue postérieure. Les latins ont tranformé *Lutikia, qui doit bien signifier qqchose en celtique, en Lutecia à cause de "Luteus", argile. Sans aller très loin : il y a un petit village du Doubs qui s'appellait Pierrefontaine-lèz-Varan, où "lèz" est une préposition de l'ancien français, issu de *lata (cf. latéral) et qui voulait dire "du côté de", mais n'étant plus comprises, elle a été prise pour un article, et du coup on a écrit "Pierrefontaine-les-Varan
s". De même Montbéliard (le Mont de M. Béliard) prononcée à l'allemande [montpeliart] est devenu en allemand Mömpelgart (du temps où elle dépendait des ducs de Wurtemberg), avec un élément -gart, qui veut dire "jardin" (all. mod. Garten) et qu'on retrouve dans Stuttgart, etc.
J'en viens maintenant à la géolinguistique proprement dite. On peut la considérer d'abord de manière "passive" : un simple enregistrement cartographique de données linguistiques d'une région - ce que Ronan a signalé pour le breton. En réalité, le premier atlas dialectal de la France remonte au XIXe (à l'époque où on rangeait à peu tout sous le nom de "patois"). C'est précisément dans ce domaine que les sociétés d'études locales sont utiles.
Mais quand je dis "simple", ça ne veut pas dire qu'on puisse le faire "bêtement et sans réfléchir". On peut, à l'échelle du monde, dresser des cartes assez claires des langues parlées (ce qui est fait par exemple dans
L'atlas des langues du monde, j'ai plus le nom de l'auteur, édité chez Autrement, que tu peux d'ailleurs acheter car il est bien fait, petit (trentaine de pages, format "carnet de note de prof"), et pas très cher). Par contre, si l'on entre dans le détail des variations d'une langue, et à fortiori dans une zone dialectale sans norme fixée, il y a autant de variations que de villages.
La technique habituelle consiste à prendre UN élément, (par exemple le passage de *ti à *si dans les dialectes grecs) et de relier par une ligne tous les points où cet élément se produit ; lignes que l'on appelle isoglosses. Je te ferai remarquer que ces "isoglosses" sont totalement identiques dans leur principe aux isomètres, isobares et autre isohyètes de ta géographie. On constate en général qu'un nombre importants lignes se superposent
à peu près, auquel cas on dit qu'il y a là UNE variante dialectale. Le groupe dialectal éolien, en Grèce, a par exemple quatre isoglosses totalement communes.
Ceci amène à une autre vision de la géolinguistique, plus "active", qui consiste à se demander
comment la langue d'une communauté s'étend sur un territoire. Quand un groupe arrive en effet dans une zone déjà peuplée, il arrive qu'il impose sa langue à ceux déjà présents, soit en massacrant tout le monde (cf. Amériques), soit de manière plus pacifique (encore que), en en imposant par sa culture et sa centralisation administrative (cf. la latin sur le gaulois) ; et parfois c'est le contraire, les arrivants prennent la langues des conquis (le germanique sur le latin en France). On parle alors selon les cas de susbstrat (reste d'une langue disparue dans une zone linguistique : le gaulois dans le français), ou au contraire de superstrat (une langue arrivée et disparue qui a laissé quelques traces : le germanique sur le français). On parle même d'adstrat pour rendre compte de certains phénomènes de frontières, comme "attendre sur qqun" (=attendre qqun) en franc-comtois = all. warten auf.
Enfin, une version plus conceptuelle de la géolinguistique amène à envisager ces faits de manière plus structurelle et à plus
petite échelle (au sens géographique !!!, plus "grande" si tu préfères : à l'échelle d'un groupe de langue) ; ce qu'on nomme parfois linguistique aréale. Exemple classique et simple : la théorie des ondes. Si l'on regarde par exemple les langues romanes, on se rend compte qu'une modification s'est produite dans presque la totalité d'entre elles : le o long non entravé ( = qui finit la syllabe, e.g. nô-vus) se diphtongue : nuovo en italien, nuevo en espagnol, nuef en ancien français, etc. Partout, sauf que les extrêmité du monde latin : en roumain et (je ne te ferai pas l'injure de te l'expliquer !) en portugais (nôvo ?), ainsi que dans les zones isolées par une mer peu franchie, comme en Sarde. Telle une onde dans l'eau partie d'un centre (en gros l'Italie et Rome) et qui va en diminuant vers l'extérieur, et qu'arrête parfois un gros caillou. Cf. en français où les archaïsmes se retrouvent souvent dans le midi, en Belgique et en Franche-Comté, c'est à dire sur les bords.